L'après-coup

Elle marchait, lentement. S'étirant douloureusement dans un bond, traversant un muret rocailleux. Atterrit mollement sur le sol, ployant les pattes sous l'impact, une grimace étirant fugitivement ses traits. Elle se reprit, se redressa, et poursuivit son avancée. Deux jours après la batailles, il lui semblait que son corps était tout aussi endolori que le matin précédent. Pourtant, ses blessures avaient arrêtés de saigner, disparaissant sous sa fourrure. La cicatrisation commençait déjà son oeuvre. Pourtant, chaque mouvement la tiraillait. Mais était-ce pas réelle douleur physique, ou par amplification mentale ? Après tout, son corps ne lui avait pas fait aussi mal, après avoir abandonné Kai aux pattes de Sharpspine. Oh, les douleurs venaient toujours après coup, lorsque l'adrénaline retombait. Mais ce n'était pas ça. Pas juste ça. Portant le poids de ses actes sur ses épaules, elle se faufila entre les aspérités rocheuses, gravissant à découvert la pente menant à la grande muraille, alors que pendant tant de temps, ils avaient été obligés d'y rester cachés. Malgré leur victoire sur l'Oasis, certains y restaient encore, fuyant la noirceur des prisonniers en contrebas; la plupart du temps, quand elle n'était pas de garde, elle faisait comme eux. C'était aussi ici que se cachaient les quelques guérisseurs de la meute, lorsqu'ils n'étaient pas affairés auprès des blessées, plus bas. Comme c'était le cas de tous au lendemain de la bataille, elle n'était pas aller les déranger pour ses blessures "bénignes", endurant cette souffrance pour elle-même. Mais alors, son esprit lui avait soufflé de s'y rendre, en cette matinée. Peut-être pour exorciser quelques démons. Elle passa donc entre les ombres accroupies, qui tentait de profiter d'un sommeil réparateur, anxieux pour certains, mérités pour d'autres, et se dirigea vers le fond, là où quelques plantes traînaient sur le sol. Avisant la silhouette dorée qu'elle recherche, elle s'avança lentement vers elle, tête basse.
- .. Oren ?

À son approche, le guérisseur se retourna vers elle, l'air toujours aussi poli - mais moins avenant, comme si la bataille lui avait fait perdre quelque chose, lui aussi. Elle déglutit, détachant son regard, ne désirant pas retrouver l'écho de ses propres pensées en lui. Elle devait déjà effacer les siennes.
- Qu'y a-t-il?
Il demanda, serviable. Cal détourna légèrement la tête, regardant ses flancs. Sa fourrure était encore ébouriffée à quelques endroits, malgré ses soins, à cause des lacérations que lui avait causé Kai. Pourtant, tout son corps la faisait souffrir, sans tenir compte de l'emplacement de ses blessures.
- Tu peux leur jeter un coup d'oeil ? Demanda-t-elle, simplement. Elles semblent se refermer, mais tout mon corps continue de me faire mal..

Acquiesçant, le guérisseur se dirigea vers elle. Cal se raidit, non par crante de son contact, mais en l'attente de la douleur. De fait, Oren l'ausculta au touché, provoquant d'éphémères douleur çà et là, mais rien d'important (du moins, à son avis). Lorsqu'il eut finit de l'observer, il la contourna pour revenir face à elle et lui fit son rapport. Elle hocha la tête, comprenant ce qu'il disait, puis haussa légèrement les sourcils lorsqu'il mentionna son épaule ; légèrement sceptique, elle la fit rouler doucement pour tester. La douleur provoquée confirma les dires de l’herboriste, bien qu'elle restait légère : il avait donc raison de dire que ce n'était pas prioritaire. Sauf que Calamité n'était pas stupide. Une blessure, si bénigne soit-elle, pouvait se révéler handicapante ou fatale à la longue. Elle ne prendrait nullement le risque que cela arrive.
- Je n'oserais rien replacer sans permission, l'informa-t-il.
Elle lui rendit son regard quelques instants, l'évaluant. Puis, elle hocha lentement la tête, lui accordant une certaine confiance.
- Fais tout ce que tu peux. Fit-elle, puis se reprit avec une certaine sévérité : Tout ce qu'il faut.

À nouveau, le guérisseur s'approcha d'elle ; à nouveau, elle se raidit, puis força son corps à se détendre. Elle ne désirait pas entraver ses mouvements par ses crispations. Mais, doux comme Oren était, il lui semblait que le mâle ne faisait qu'effleurer ses blessures plutôt que de les nettoyer en profondeur, comme il le faisait actuellement : peut-être que ses perceptions étaient troublées par la fatigue, ou bien c'était une plante qu'avait apposé le guérisseur sur ses plaies. Elle l'ignorait. Quoiqu'il en soit, la remise en santé ne lui fut pas trop douloureuse, jusqu'à ce qu'Oren s'approche à nouveau de son visage.
- Ceci risque de faire mal un instant, mais c'est tout, il lui murmura.
Pressentant qu'il lui replacerait l'épaule, elle ouvrit la bouche pour lui dire quelque chose avant l'opération, mais fut contrainte de la fermer avec brusquerie lorsqu'un craquement sec survint. De surprise et de douleur, ses yeux s'écarquillèrent, comme elle tenta d'étouffer un gémissement en serrant les crocs le plus fort qui lui était possible. Des taches sombres lui brouillèrent la vision, un moment, et ses tympans s'étaient bloqués, tout comme son souffle. Il lui fallut un moment avant que la douleur se dissipe, que l'air passe à nouveau dans ses poumons, que ses sens s'ouvrent à l'extérieur. Prudemment, elle inhala une fois, exhala, et voyant la souffrance diminuer à chaque fois, recommença. La voix d'Oren lui parvint alors, bien qu'elle ignorait s'il lui avait dit autre chose entre temps :
- Mieux?
Elle prit quelques secondes supplémentaires pour replacer son esprit, puis, posa précautionneusement sa patte contre le sol. Un douleur lui vint, dans le haut de l'épaule, mais lointaine, comme un écho. Elle transféra lentement son poids sur sa patte blessée, aux aguets de la moindre douleur, puis constata avec soulagement que le pire était passée.
- Je crois, oui.
Elle retransféra son poids sur son autre côté, pour éviter une surcharge au membre blessé, puis se questionna sur la légitimité d'une telle chose.
- Je dois la ménager ? Demanda-t-elle, préférant se référer au guérisseur.

- Oui, pour aujourd'hui du moins. Lui répondit-il.
Elle hocha de la tête, prenant bonne note de ne point oublier. Réprimant un soupir, elle abaissa légèrement la tête, retombant lentement dans la réalité après cet éclair de douleur.
- Est-ce que ça va? Posa alors Oren, la prenant par surprise. Je veux dire...vraiment.
La question la prenant au dépourvu, elle haussa un sourcil dans sa direction, comme incrédule qu'il lui demande réellement ceci. Mais, en haussant légèrement les épaules, elle lui offrit la vérité.
- Non. Pas plus que les autres. Et pas moins que certains, pour sûr.
Elle avait voulu dire plus, mais ces mots sortirent, se finissant par eux-même, et ne chercha rien à rajouter. Même s'il y avait beaucoup à dire.

Derrière ses yeux emplis de compassion, il soupira, comme regrettant la situation. Elle détourna le regard, mal à l'aise.
- Si vous avez besoin de parler, n'hésitez pas. Les blessures de l'âme peuvent être beaucoup plus douloureuses et difficiles à guérir que celles du corps.
Dit-il, lui ouvrant la porte. Mais, ce serait encore à elle de la prendre et aller vers lui, d'entamer le dialogue. Elle ne voulait pas de sa pitié, qu'il fasse une victime d'elle, qu'il tente de lui tendre la patte. Peut-être n'était-ce que l'écho de l'orgueil de la famille royale, qui prenait cette forme chez elle. De ne pas s'abaisser à être aidée par d'autres, encore moins des "inconnus". Ou peut-être n'était que sa propre réticence à s'ouvrir, sa propre confusion face à son état de faiblesse. Mais elle était confuse depuis trop de temps, depuis tellement de saisons.. S'ouvrir à Désastre ne l'aidait point à démêler, Guns l'emmêlait plus qu'autre chose, et tenter le dialogue avec tout autre individu de la famille royale, c'était comme se heurter à un mur. Son père y comprit. Aussi enjouée qu'elle était depuis sa naissance à la présence d'autrui, grandir l'avait rendu réticente à réellement s'ouvrir à eux. C'est donc d'une voix basse, détournée, qu'elle tenta de poursuivre la conversation :
- Toi aussi, est-ce que tu te sens tiraillé entre deux loyautés ? Ton rôle te porter à sauver les vies. Mais ici, elle eut un vague mouvement de la patte gauche en secouant de la tête, tout vise le contraire.

Elle l'écouta parler, son visage s'abaissant au fur et à mesure que les mots étaient prononcés. Son regard devenait vague, éloigné mais concentré, miroire de son esprit qui tentait de comprendre ce que le guérisseur disait, d'en tirer une leçon quelconque, d'y trouver la vérité qu'elle recherchait, quelque chose qui puisse lui faire comprendre l'absurdité qu'ils étaient en train de commettre, quelque chose qui lui ferait penser ''ah, d'accord, voilà pourquoi''. Mais cette réponse absolue n'existait point. Ce n'était plus comme lorsqu'elle était jeune, où tout était noir ou blanc, bien et mal, où seul son bonheur lui important. À présent, son bonheur n'existait plus. Elle ignorait comment l'atteindre. Et ses proches ne lui étaient plus d'aucune utilité. Comment pouvait-elle aller se réfugier dans les pattes de Shrew, qui avait été lancée sans aucune explication dans ce combat, pour aller se morfondre de la souffrance qu'elle causait à celle qu'elle aimait ? Impossible. Alors, elle s'isolait.
- Parfois je me dis qu'il ne reste plus que quelques minces remparts nous séparant de la folie.
Son sourcil se haussa, légèrement, et elle lui lança un rapide regard : se considérait-il comme sur le bord de la folie, lui aussi ? Ou bien visait-il seulement les autres. .. ou la Reine. Elle rabaissa sa tête, réfléchissant. Mais la lumière, la vérité, lui était toujours cachée. Et elle n'en restait qu'amère.
- Alors, nous sommes tous hypocrites. Incappable de s'assumer pleinement pour nos idéaux.
Son regard était sombre, comme si l'orangé de ses pupilles s'étaient ternis, obsurcis, tout comme son aura. Mais, dans une volonté de s'ouvrir à l'autre, elle ajouta d'un ton plus doux, duquel perçait plus de remords et de souffrance :
- J'ai fais du mal à celle que j'aime. N'y a-t-il rien de pire ?

- Ne pas s'être rendue compte du mal que vous lui faisiez aurait été pire.
Elle grommela, de mauvaise fois. Peut-être bien, mais cela ne changeait rien : le mal était fait.
- Il est possible d'apprendre et de réparer nos erreurs, mais il faut avoir conscience de les avoir faites pour cela. J'ignore ce que vous avez pu lui faire, mais peut-être y a-t-il moyen d'arranger les choses?
La jeune louve nia lentement de la tête. Impossible.
- Pas que ce qui puisse s'être passé soit de mes affaires, mais si je puis faire quelque chose…
Elle haussa des épaules, puis eut une mine désolée, prenant peut-être pour la première fois conscience d'Oren en tant qu'individu, ressentant lui aussi ce tiraillement.
- À moins de pouvoir la libérer de notre emprise et faire en sorte qu'on retourne dans notre jungle, en paix.. Il n'y a pas grand chose que nous puissions faire.
Elle abaissa le regard, la mine attristé.
- Je me sens prise entre l'arbre et l'écorce. Entre celle que j'aime et ma famille, ma meute. Entre ma loyauté et mes principes. Entre mes pulsions et ce que je sais être juste. J'étais contre cette guerre, mais dès que je m'y suis trouvée confrontée, j'ai cédé, et j'ai voulu tuer Kai. Et maintenant, c'est l'heure des regrets, et je n'apporte aucun changement à la situation..

- Tout problème a une solution.
Il souri, doucement ; elle se demanda s'il le pensait réellement. Probablement, dans son cas. Mais en ce moment, elle avait bien de la difficulté à être optimiste. Des solutions existaient. Mais si aucune n'étaient réellement satisfaisantes.. restaient-elle tout de même des solutions ?
- Et puis nous ne resterons pas ici pour toujours, ce désert est pratiquement invivable...je sais que cette situation n'est pas facile à vivre, elle ne l'est pour personne, mais...je ne peux faire que mes propres choix.
Elle expira lentement, puis acquiesça du chef à ses propos. Ils n'allaient pas resté ici pour encore bien longtemps. Tôt ou tard, les autres Blackblood reviendraient. Tôt ou tard, ils partiraient, ou seraient chassés, ou auraient tués tout ce qui vivait ici.. Ils allaient retrouver le confort de la jungle, mais les évènements n'allaient pas disparaître de leur mémoire pour si peu.
- Sauf que le souvenir de ce qu'on a fait va demeurer, pour nous et pour nos victimes. Et rien n'assure que la Reine ne recommencera pas, ailleurs.

- Si elle recommence, qu'y aura-t-il à faire? Fuir? Les souvenirs ne peuvent pas être fuis, peut-être sont-ils là pour nous montrer à faire face à nos actes? Après tout, ce n'est qu'en acceptant que ce qui est fait est fait qu'il est possible de recommencer à avancer.
Sa tête pencha de côté, elle le regardait, avec un certain intérêt - plus apaisé que plus tôt.
- Le passé ne peut être changé alors il ne reste plus qu'à décider de ce que l'on fait de son présent, ainsi que de ce que l'on fera de son futur.
- Mais si on ne fuit pas la situation et qu'on reste, pour recommencer à avancer, on ne va qu'avancer vers la même chose, Réfléchit-elle à voix haute.
Puis, elle baissa un peu plus la tête, songeuse.
- Qu'est-ce que je veux faire de mon futur ? Qu'est-ce que tu veux faire ? Toi aussi, tu reste ici. Pourquoi ?

Son regard sembla se voiler légèrement, comme il semblait réfléchir, puis son expression perdit son sourire pour osciller vers une certaine tristesse. Il lui répondit, exprimant son inquiétude pour sa fille, sa certaine peur de l'inconnu, son excuse où les autres meutes avaient probablement des guérisseurs, puis son noble désir que les choses aient mieux. Elle l'écouta, mitigée, entre envie de le croire, et réflexion qu'elle se faisait. Finalement, ce fut cette dernière qui l'emporta et elle demanda, avec une curiosité presque froide :
- Et ça, c'est vraiment ce que tu veux, ou de piètres excuses ? L'expression d'un réel espoir, ou simplement de culpabilité si tu laissais tout derrière ?

Il ne réagit pas à sa remarque, à ses piques, se contentant de conserver cet air qui semblait froid, distant, contrastant avec le réconfort qu'il avait tenté de lui apporté.
- Ne me crois pas si c'est ce qui te plait, mais je t'ai répondu. Je ne peux pas décider de ce que TU veux faire à ta place.
Elle grogna devant cette réponse qui n'en était pas une, car c'était plus facile de grogner, de serrer la mâchoire, de bloquer. Mais, à force de bloquer, elle ne déciderait plus rien, et laisserait les autres guider sa vie. Et elle ne pouvait décemment pas laisser cela arriver, pas pour elle. Elle serra la mâchoire à nouveau, par ce réflexe, par cet instinct de justement bloquer cette conclusion. En le constatant, elle se rebiffa, dressa le menton. Oren ne lui apporterait rien de plus. Son esprit était déjà lacérer par toutes ces pensées.
- Très bien, fit-elle, un peu sèche.
Elle eut un rapide hochement de la tête à son égard, s'emmurant dans une apparence plus assurée. Comme si, en agissant ainsi, elle pouvait renier tout le chaos qui régnait dans son esprit.
- Merci pour les soins.
Un remerciement court, si court, malgré tout ce qu'Oren lui avait apporté (ou avait tenté de le faire). Mais elle ne se sentait pas capable de dire plus. Après une dernière salutation, bien que son regard fuyait le sien, elle commença à s'éloigner.