This is my December [...] /TERMINÉ/

La viande gelait rapidement en cette saison. Il fallait manger vite. Vite et bien.
Sous les puissantes mâchoires, les os craquaient aisément. La chair ensanglantée n’offrait guère de résistance, mais le froid l’avait déjà considérablement durcie. Empêtrée entre les puissantes pattes noires, la carcasse du petit cerf perdait rapidement son allure originelle. La pitance était maigre. La louve n’avait d’abord pas cru à sa chance lorsqu’elle était parvenue à terrasser l’animal sans aucun problème : pour une solitaire, un tel repas représentait un luxe difficile à atteindre, il fallait normalement être plus d’un pour abattre un animal aussi massif et rapide. Dès la première étreinte, elle avait déchanté : le cerf n’avait que la peau sur les os, il était trop faible pour lui échapper, mais trop frêle pour la contenter. Elle l’avait tué proprement et s’était mise à le dévorer sur place, nerveuse. La chasse avait été courte, mais sa proie était tout de même parvenue à l’attirer à l’intérieur des terres qu’elle préférait éviter.

Elle avalait autant de viande que son estomac pouvait en contenir, cependant elle vint à bout de la carcasse avant d’être entièrement repue. Certes, elle n’avait plus faim, mais elle n’avait pas non plus de réserves. Ses flancs s’étaient creusés depuis le début de l’hiver, que la louve avait décidé de passer en bordure des terres de son ancienne meute, dans la tanière où, trois ans plus tôt, elle avait donné naissance à sa première et unique portée. Elle passait la nuit et une bonne partie de la journée enroulée dans la chaleur que dégageait son propre corps, et elle chassait en après-midi, tout en évitant les limites du territoire. Cette routine monotone se répétait sans cesse, si bien que la louve ne voyait qu’à peine le temps passer, mais malgré sa nostalgie, elle ne se plaignait pas : si même en des terres aussi abondantes la chasse était mauvaise, alors ailleurs, elle aurait été beaucoup trop difficile pour elle.

Abandonnant derrière elle la carcasse nettoyée de sa proie, la louve quitta prestement le territoire et s’éloigna des frontières ainsi que de sa tanière, moins pour berner les sentinelles que pour voir si elle ne parviendrait pas à attraper une autre proie d’ici à ce que la nuit tombe. Malgré la neige haute qui collait en blocs entre ses coussinets et contre les poils de son ventre, la louve trottinait rapidement, sa langue pendant hors de sa gueule, ses petites oreilles alertes remuant au moindre bruit. À deux reprises, elle s’élança à la poursuite d’un lièvre des neiges, et à deux reprises, elle manqua sa proie. Finalement, c’est avec le soleil déclinant qu’elle reprit le chemin de sa tanière. Elle s’installa, assise devant l’entrée, et à l’aide de sa langue et de ses crocs, elle commença à nettoyer ses pattes, tentant de dégager ses coussinets de la glace qui s’y était accumulée. Toute la journée durant, elle n’avait pensé à rien : elle vivait, tout simplement.
En ces temps de solitude et de routine, Shameless avait compris que se garder de toute pensée était la seule manière de ne pas perdre l’esprit.

La voix criarde qui perça le silence dans son dos la fit sursauter. Elle se retourna d’un bloc pour pointer le museau vers son terrier, les oreilles tendues, mais l’intrus se trouvait encore à l’intérieur et était hors de portée de vue. Comme de fait, la tanière n’était ni plus ni moins qu’un terrier de blaireau qu’elle avait autrefois agrandi à outrance afin de permettre à son corps massif de passer par l’ouverture étroite. La tanière possédait trois entrées, mais la louve n’en avait travaillé qu’une seule, située sous l’immense racine recroquevillée d’un chêne.

Pointant le museau, la louve huma les odeurs qui émanaient de sa tanière. Son échine se hérissa, ses crocs se dévoilèrent et un grognement impitoyable s’éleva de sa gorge. L’odeur était celle d’un mâle adulte. Aucunes traces autres que les siennes ne venaient pourtant souiller la neige autour de l’entrée principale. Le loup avait donc dû emprunter l’une des entrées secondaires, et pour ce faire, il devait être diablement petit! Énervée de ce contretemps, Shameless laboura distraitement le sol de ses pattes arrière, avant de taire son grondement.

- Sors de là!

Elle aurait pu plonger dans la tanière, mais la gouttière conduisant à cette dernière empêchait toute acrobatie : elle se retrouverait nez à nez avec l’intrus, le corps encore piégé par l’étroit passage. C’était trop risqué.

On ne sait quel but visait l’intrus en insultant la louve qui le menaçait de l’extérieur de son terrier, mais cette dernière y réagit comme elle aurait réagit à n’importe quelle provocation adressée dans un contexte pareil : un nouveau grognement menaçant surgit de sa gorge et éclata bruyamment hors de sa gueule entrouverte, enterrant aisément le râle qui lui était parvenu de l’intérieur de la tanière. Elle ne répéta pas son ordre, mais ce dernier tenait toujours.

Agacée et impatiente, mais néanmoins encore calme, elle se mit à faire les cent pas devant l’entrée de la tanière, la tête à ras le sol et les oreilles pointées, afin de s’assurer que le petit loup ne tenterait pas de lui fausser compagnie par là où il était entré.
Au bout d’un moment, la voix s’éleva de nouveau, en un son désarticulé qu’elle ne reconnut aucunement et auquel elle répondit d’un claquement de ses mâchoires. Alors, il l’appela par le nom de sa fille.
Ce dernier percuta presque physiquement son corps, alors qu’une rivière d’eau glacée semblait s’infiltrer dans ses veines. Une douleur sourde perça au creux de ses intestins, comme si on les lui tordait cruellement. Ses yeux s’agrandirent, son grondement se cassa sec alors qu’elle cessait son manège pour se dresser de nouveau droit devant la gouttière, le museau à l’entrée du terrier.

- Tu connaissais Lufia?

Question inutile, mais qu’elle n’avait pu retenir, face à l’émotion qui l’avait envahie sur le coup. Puis, elle secoua sa tête et se gratifia elle-même d’un ronflement désapprobateur. Lufia était morte, qu’il l’ait détestée, aimée ou simplement connue ne changeait plus rien. Après une longue inspiration, la louve retrouva de sa superbe et, après un moment d’hésitation, se laissa tomber sur le ventre, devant la tanière. Encore une fois, elle s’abstint de répondre à la provocation : ce cafard ignorait qu’il profitait de la tiédeur d’une tanière qu’elle avait agrandie à la force de ses pattes des années auparavant, et il refuserait probablement de l’entendre. Ainsi, elle choisit d’oublier la mention de Lufia et d’en revenir là où elle s’était laissée distraire, c'est-à-dire, après avoir ordonné au loup de sortir.

- Soit. J’ai tout mon temps, le ton lourd et assuré.

Comme de fait, elle pointa les oreilles et attendit.

Elle perçut le murmure du loup, sans pour autant en comprendre les mots. Puis, à la nouvelle provocation de Cheshire, elle se contenta de laisser un léger sourire étirer ses babines. Le jeunot croyait peut-être lui faire peur, mais ses menaces sonnaient creux aux oreilles de la louve. Les sentinelles d’Inaria n’étaient pas idiotes, et elles n’étaient pas dépourvues de nez, non plus. La présence de la louve avait certainement été remarquée depuis des jours déjà, mais elle se faisait un point d’honneur de ne pas aller perturber les petits loups d’Inaria dans leur territoire : elle demeurait aux frontières et évitait leurs odeurs comme la peste. Dans ces conditions, elle représentait à peine une gêne pour eux. Or, en plein cœur de l’hiver, la meute ne devait pas avoir d’énergie à dépenser pour s’en prendre à une présence qui ne représentait pas même une menace. À moins que son unique intrusion de quelques pas ait suffit à les inquiéter?
Tout cela, Shameless le garda pour elle. Elle n’éprouvait ni l’envie, ni le besoin d’argumenter avec le jeune loup. Ce dernier croyait peut-être que sa meute viendrait courageusement à son secours dès qu’ils remarqueraient sa présence, mais elle-même en doutait fortement. D’autant plus qu’à ses propres dires, le petit Cheshire ne semblait pas faire parti des favoris de la meute. Tranquillement, la louve appuya le museau sur ses pattes croisées, le regard lourdement fixé sur la gouttière, les oreilles alertes, patiente.

Par chance, la température était plutôt clémente. Si la nuit tombante avait été plus froide, la louve n’aurait pas pu se permettre de demeurer allongée ainsi, vulnérable devant le froid et la neige. Aussi se permit-elle de mettre la patience de Chess à l’épreuve pendant un moment. Elle ne demeura toutefois pas longtemps dans sa position initiale : au bout d’un moment, elle quitta l’entrée de la tanière pour s’allonger derrière la grosse racine qui en soulignait la présence. Elle se trouvait donc juste au dessus du terrier. De là, en étirant légèrement le cou, elle parvenait à apercevoir la seconde entrée, celle par laquelle Cheshire s’était infiltré. La neige était marquée de ses empreintes minuscules. La troisième et dernière entrée, située plus loin, était entièrement recouverte par la neige, mais elle ignorait à quel point il serait de creuser pour la percer à jour, aussi préféra-t-elle ne pas prendre pour acquis le fait qu’il ne tenterait pas de passer par là.
Après un moment, la louve se roula en boule et camoufla son visage sous le panache de sa queue. Si sa fourrure noire la protégeait efficacement du froid, ses brûlures nues, elles, étaient douloureusement vulnérables à la morsure de la brise. Malgré cette position à priori inappropriée, Shameless gardait l’oreille alerte. Au bout d’un moment, l’appel du jeune loup les fit frémir.

- Heh!

Réponse brève à l’accent moqueur.

Tout d’abord, la louve ne répondit pas. Il lui fallut un long moment pour digérer l’information : l’intrus connaissait Lufedelle, et il connaissait aussi Lance. Quoi que. Cette Lufia. Manière bien étrange et détachée de parler de quelqu’un qu’on a connu. Manière bien étrange de parler de sa propre mère.. ou bien, par quel autre moyen Lance aurait-il pu être l’oncle de l’intrus? Le loup allongé dans sa tanière était-il celui qu’elle cherchait depuis près d'une saison, déjà? Soudain prise d’une violente nostalgie, Shameless roula sur le flanc, toujours repliée sur elle-même. Elle sentit la combativité l’abandonner alors qu’elle se dépliait pour étendre ses pattes aux poils collés de neige, le côté indemne de son visage appuyé au sol. Un long soupir échappa à son museau. Son œil mutilé percevait la couleur bleue-mauve du ciel allant s’assombrissant. Elle le ferma. Au bout d’un moment, un grondement semblable à une plainte échappa de sa gorge, alors qu’elle laissait entendre dans un souffle :

- C’est mon fils.

La neige en contact avec la blessure de son dos la brûlait. Elle tourna de nouveau, se retrouva encore une fois sur le ventre et s’étira de tout son long.

- Lance et Lufia sont mes enfants.

Étaient. Peut-être?

Interdite, la louve prêta l’oreille aux explications de l’intrus. Elle demeura sceptique, jusqu’à ce qu’il mentionne tout naturellement les brûlures qu’elle affichait au visage. Le loup ne pouvait pas être au courant de ça, il ne pouvait pas avoir deviné une telle information à tout hasard. Ainsi, Jaildream avait passé un an au Nord, et il était à présent à sa recherche. Animé par le désir de soigner ses blessures. Son cœur se serra dans son poitrail, alors qu’un sentiment d’urgence s’éveillait en elle. Il fallait qu’elle le retrouve, qu’elle lui explique que ses blessures étaient guéries depuis longtemps. Il fallait qu’elle le protège, qu’elle l’empêche de subir le même sort que Lufedelle.
Le grattement précipité des griffes de Cheshire dans la gouttière parvint à ses oreilles, mais elle n’y réagit pas aussitôt. Elle se contenta de regarder le loup émerger de la tanière. Il était effectivement très petit, mais pas seulement : son ossature saillait sous sa fourrure d’hiver pourtant épaisse. Lentement, la louve se dressa de toute sa hauteur et, d’un bond aisé, passa par-dessus la racine pour s’asseoir juste en face du petit loup qu’une expression particulière animait. Peine? Peur? Douleur? Elle s’abstint de toute question, alors qu’il lui expliquait comment Lance lui avait cédé la tanière. Avec un soupir d’approbation, Shameless hocha doucement la tête.

- Tu peux la prendre, dans ce cas.

Le sentiment d’urgence lui ciselait les entrailles comme les dents acérées d’un tigre. Elle avait l’impression que plus rien ne pourrait attendre, qu’elle avait déjà trop perdu de temps.

- Sais-tu où il prévoyait se rendre?

Elle devait partir, dès maintenant.

Une bouffée d’affection étouffa un instant l’angoisse de la louve, et elle s’oublia à sourire légèrement alors que Cheshire mentionnait le surnom de son fils. Tonton B. Consciente que d’insister ne servirait à rien, Shameless laissa au jeune loup arctique le temps de réfléchir à la question. Ce dernier indiquait d’ailleurs le cours de ses pensées à la louve au recours de quelques phrases désordonnées, pour en venir à la conclusion que Llancelot devait certainement être en route pour l’oasis. Là d’où elle venait… s’y était-il déjà rendu, pour savoir qu’elle existait? Était-il déjà au courant du destin funèbre de Lufia? La louve sentit l’angoisse monter de nouveau en elle. Si il se rendait là-bas, il l’apprendrait certainement, et une partie illogique et égoïste de son esprit aurait aimé croire que si elle le retrouvait à temps, alors, il ne le saurait jamais. Mais c’était impossible, il saurait, tôt ou tard.. Et à défaut de pouvoir le protéger de la nouvelle, elle croyait qu’il était au moins de son devoir de la lui apprendre.

- Je suppose que tu voudras aller à sa poursuite, hah?

Elle sursauta légèrement, revenant à elle. Puis elle répondit d’un hochement de tête tout en se ressaisissant. Alors, le petit loup lui tourna le dos et plongea à l’intérieur de la tanière.

- Si tu changes d'idée, j'te laisserai une place dans ta tanière! Hin hin hin...

Son rire particulier la fit sourire presque contre son gré; il lui donnait envie de rire en retour. Toujours assise, Shameless leva les yeux vers le ciel qui continuait de s’assombrir. La nuit serait bientôt là, était-il bien prudent de se lancer à l’aventure alors que la température s’apprêtait à chuter encore davantage, privée de l’accompagnement du soleil? La question ne se posait même pas.

- Oh. Et chui Chess ♥

La tête pointue du loup arctique était reparue à la sortie de la gouttière, mais avant que la louve ait le temps de répondre quoi que ce soit, elle avait plongée de nouveau. Après une courte hésitation, Shameless s’étira une dernière fois de tout son long, puis elle descendit à son tour. Les parois de la gouttière enserraient son corps massif, et il fallait qu’elle plie les pattes sous son poitrail pour progresser en rampant. Elle descendit ainsi jusqu’à la tanière et, sans plus de cérémonie, elle s’allongea tout contre l’une des surfaces de terre de l’abris, recroquevillée afin de laisser suffisamment de place à Chess : il le fallait bien, car le corps étendu de la louve couvrait aisément plus de la moitié de l’espace disponible.

- Appelle-moi Chade.

Dans cette tanière qu’elle connaissait si bien, entourée de ces odeurs si familières à son corps, la présence de la silhouette fine enroulée contre son flanc était pareille au souvenir cuisant des nuits qu’elle avait passées étendue exactement au même endroit, à veiller sur deux boules de poil au pelage beaucoup plus sombre. Et tout à la fois, la petite taille et la livrée blonde de Chess lui rappelaient le jeune bâtard qu’elle avait accepté à ses côtés pendant près de trois saisons. Devant tous ces souvenirs qui ne parvenaient qu’à enserrer son cœur dans un étau, elle décida à nouveau de fermer son esprit, de tout oublier. Le temps n’était pas à la souffrance : le lendemain, elle partirait, laissant derrière elle l’abondance d’Inaria, la sécurité du terrier, pour se lancer de nouveau à la recherche de l’un de ses enfants perdus. Le lendemain. Pour le moment, calme et repos s’imposaient.

- Excuse, mais malgré mon pelage d'arctique, c'est qu'avec les côtes à vif...

Ses mâchoires se serrèrent, alors qu’elle se déplaçait légèrement, pour appuyer sa lourde tête sur ses pattes croisées.

- On se les gèle, tu vois? hin hin hin...

Elle ne l’accompagna pas dans ce rire qui sonnait creux à ses oreilles. Si elle avait été plus naïve, elle se serait permis de ressentir cette pitié qui ne demandait qu’à éclater en elle. Toutefois, elle savait à présent que la pitié n’apportait rien de bon, à personne. Elle aurait pu souffrir de la maigreur de Chess, mais ça n'aurait pas mieux soigné ce dernier, alors elle se contenta de garder les mâchoires serrées un moment, en ravalant sa colère à l’égard d’une meute qui ne se souciait même pas de nourrir convenablement tous ses membres. L’envie de demander pourquoi il demeurait au sein d’une meute qui ne se souciait point de lui la chatouilla un moment, mais elle abandonna cette idée lorsqu’il murmura, d’une voix endormie, qu’il lui était redevable. Elle répondit d’un rire faible et grinçant. S’il souhaitait s’endetter! Quant à elle, elle doutait du fait que leurs routes se croisent de nouveau, un jour. Contrairement à son petit compagnon arctique, les pensées de la louve finirent par s’alourdir rapidement, et elle ne fut pas longue à tomber dans un sommeil que son corps fatigué par la chasse apprécia aussitôt à sa juste valeur.