Growing Apart

Au début de la saison chaude, Oren était reparti de son côté afin de retourner dans la jungle Alteron. Gunthaer ne pouvait s'empêcher de se ressasser son avertissement. Il lui avait fait comprendre que sa nature instable le rendait tout aussi dangereux qu'utile pour celle qu'il convoitait.

Comme il refusait d'abandonner ce sentiment artificiel, il refusait de la tuer. L'idée de mourir l'avait empoigné, mais Oren, comme tout le reste, s'était montré incapable de concrétiser son désir.

On aurait dit que le destin se moquait de lui. Que peu importe ses gestes ou ses actions, peu importe le nombre de corrections qu'il subissait, il se relevait, toujours indemne. Les propriétés curatives de son corps étaient son fardeau. Si tant que même à son âge, il resplendissait de santé - physique. Autrement, sa santé mentale continuait de se détériorer, faisant face à un important dilemme.

Sa fourrure avait cessé de muer et il avait pu se toiletter à son gré: il s'était débarrassé des flancs frangés qu'il avait l'habitude d'entretenir, avait limé ses griffes qui étaient devenues un peu trop longues à son goût, avait redonné du volume et du lustre à sa fourrure en refusant de poursuivre sa malnutrition et avait regagné en tonus en s'entraînant de nouveau.

S'il avait été facile de cacher sa santé précaire aux autres en se cachant derrière une épaisse toison, l'hiver, il était plus difficile d'en faire de même après la mue. Il parcourra son corps et sa carrure des yeux à la recherche d'une bosse, des plaie, d'une balafre, d'une marque, d'une striure quelconque... rien. Seules deux cicatrices, l'une à son flanc droit et l'autre à son ventre étaient désormais visibles.

Un coup de patte sur sa tête pour replacer ses mèches claires, et il s'en fut. La lune était haute et il savait que Shin, Shu et Plume s'étaient endormis ensemble. Il avait jeté Shin à terre lorsque ce-dernier avait insinué qu'il préférait l'absence de Zéphyr car elle lui prodiguait plus d'espace. Shin avait lâché un couinement, s'était plaint, mais aucune de ses sœurs n'avait protesté protesta. Il s'était mordu la langue et avait retiré ses paroles. Il s'était excusé, puis, après s'être roulé en boule contre les deux autres, il s'était endormi.

La nuit et son air frisquet lui rappelait les temps où il avait encore une identité. La forêt noire ressemblait à sa meute d'origine. Il trouvait étrange de se rappeler de ces souvenirs longtemps enfouis dans un coin de sa tête. Comme si un barrage venait de se briser et que l'eau de la rivière coulait à flots.

Il s'était arrêté dans sa promenade en entendant les coups répétés que faisaient des pattes qui couraient. Une bourrasque le heurta de plein fouet lorsque la louve passa à côté de lui. Gunthaer s'ébroua légèrement et écrasa le sol d'un pivot, filant à sa suite.

Il connaissait son parcours par-cœur. Il avait l'habitude de la voir s'entraîner régulièrement. Ces temps-ci, toutefois, il comprenait l'origine de ce sur-entraînement: elle ne voulait pas que l'histoire se répète.

Sans son épaisse fourrure ou le battement intermittent de ses franges contre ses flancs, il dut avouer se sentir plus agile et plus en forme. Il avait l'impression d'être plus léger et de ressentir mieux son environnement. L'herbe contre ses pattes, la terre raclée par ses griffes, le vent dans sa fourrure et dans ses mèches pileuses. Mêmes ses oreilles battaient en rythme avec son galop. Il n'aurait pas pu espéré dépasser Cal, pas dans cet état: celle-ci devait s'entraîner depuis quelques temps alors que lui s'était laissé allé. De toute manière, il lui serait impossible de la rattraper dans un galop continu simplement en détalant à sa suite. Au moins il arrivait à la suivre d'assez près; cela marquait au moins ses compétences.

Ses foulées avalaient la distance le séparant du ruisseau, que Calamité surpassa sans difficultés. En observant son comportement devant, l'une de ses oreilles tiqua. Il eut le réflexe de changer d'antérieur.

Un réflexe judicieux, car, en fléchissant son antérieur, il se mit à caracoler sur place et s’interrompit dans sa course, ce qui lui permit de gagner assez de momentum pour voir du coin de l’œil Calamité fondre vers son autre patte afin de la lui happer.

Il lâcha un juron en se rendant compte qu'elle ne s'était pas contenté de le happer, mais cherchait aussi à les faucher ses appuis. Alors au lieu de se débattre, il se laissa tomber volontairement, sur elle, cherchant à la plaquer de l'épaule à même la patte qu'elle tenait.

Son plaquage fut accueilli par un changement soudain de stratégie de la part de la femelle: celle-ci le lâcha et s'arc-bouta au sol afin d'amortir l'impact. La réaction de Gunthaer fut immédiate: comme la stabilité de sa situation reposait précairement sur Calamité, il chercha à se rattraper en réceptionnant sa patte libérée le plus tôt possible. Lorsqu'elle imita le même fléchissement qui mouva les pattes de la louve, il comprit.

Après avoir réparti son poids dans sa force, Calamité se tendit comme un ressort et le repoussa de son dos arqué. Gunthaer échappa un « Khh-Tch!! » lorsque son épaule rebondit contre sa mâchoire et le fit se cabrer sur deux pattes, puis, il se réceptionna sur quatre après un pivot. « A fair strike », il lui dit, les yeux pétillants.

Il arracha une motte de terre en décrivant une volte-serrée. Le ventre rasant l'herbe, il zigzagua au dessous de la louve avant de déployer ses pattes et se freiner d'un seul coup, relevant ses épaules et sa tête dans le but de la faire trébucher de l'autre côté.

Dans sa chute, Calamité empoigna sa nuque entre ses dents, et étira ses pattes afin de l'entraîner avec elle. Au lieu d'opposer de la résistance et de s'écraser au dessus, il suivit le mouvement d'une torsade de la nuque et du tronc, défléchissant ses pattes postérieures afin de les planter fermement dans l'herbe. Son dos suivit la courbe de son échine et ses pattes antérieures cherchèrent leur appui en pilant frénétiquement au sol.

Elles finirent par encadrer la tête de la louve désormais sur le dos. Il parvint à les fléchir, la croupe plus haute que les épaules, stabilisant sa posture: il n'était pas tombé et elle n'avait pas lâché prise. On l'entendit souffler des narines, puis, ses épaules se mirent à remuer légèrement. Il tourna légèrement la tête, la fixant du biais de l'oeil.
— Hfff... Hfff... Checkmate.
Et il se laissa tomber sur le ventre, optant que le plaquage de sa masse serait suffisant pour créer une charge trop lourde, qui l'empêcherait de se débattre ou de le repousser, surtout dans sa position.

Elle s'était empressée de contracter ses muscles, ce qui lui permet de libérer ses voies respiratoires au lieu de finir étouffée. Calamité tira sa nuque, mais rien n'y fit. Elle fit reddition et laissa sa tête chuter contre le sol.
— You know I play for the other team, don't you ? Sa question malicieuse suscita un rire sous cape de la part du mâle, qui en profita pour se mettre plus à l'aise. En étirant ses pattes postérieures au sol afin de se reposer contre son flanc, il libéra l'abdomen de sa charge. Le contact de l'herbe lui fit le plus grand bien, mais il ne voulait pas se détacher d'elle immédiatement. Aussi laissa-t-il son poitrail toucher le sien, et le bout de ses pattes s'y reposer.
— Now where did you get that idea ? Il fit, feignant l'innocence. And here I thought we were practicing fighting.
D'une patte, il replaça ses mèches, un peu emmêlées depuis leur combat.
— But if you found my attack to be some kind of invitation, then I regret saying that you might need a little more practice ~

Elle fit mine de lui mordre le museau, ce qu'il répondit par un sourire conciliant, tout en dressant les oreilles et en fermant les yeux.
— Tu m'laisses remonter, ou tu veux qu'on reste comme ça toute la journée ? Il rigola tout bas, répondant dans la même innocence.
— À quoi sert de répondre à une question dont tu connais déjà la réponse~ Puis, il se retira afin de se coucher dans l'herbe moite, croisant ses pattes postérieures ensemble. Il s'amusait. Il ignorait si elle avait remarqué sa toilette, ou si elle allait lui faire remarquer, ou si elle s'apprêtait à lancer de nouveau le jeu, quand quelque chose interrompit ses pensées oisives.

Une décharge le parcourra des pattes à l'échine, et des images se succédèrent devant ses yeux. Il avait l'impression de revivre la scène, tant ses sens s'était accrus. Le moment où il avait ordonné à Oren de faire le mort, le moment où il s'était rué sur l'arbre et avait commencé à déchirer les pans de son écorce. Il vit tour à tour les corps désarticulés d'Oren et de Calamité, de Shin et de Shu, et de Plume, qui sait.

Il se sentit contrarié. Devoir faire face à ses responsabilités lui était un concept abstrait qu'il essayait depuis plusieurs saisons à concrétiser. Et dans quel but? Se fabriquer du souci? Malgré tout, l'idée de détruire ce qu'il avait bâti ne l'enchantait guère, aussi préférait-il s'occuper du problème en l'éloignant - puisqu'il ne pouvait pas physiquement se réduire lui-même en pièces -.

— Plus sérieusement, Milady, lui dit-il alors, relevant sur elle un regard où se traduisait de l'inquiétude, enfin, dans la mesure où ça lui était possible.

Comme elle fit face à l'inquiétude dans son regard, il lui sembla partager la même, lorsqu'elle lui posa sa question:
— Ça va? Gunthaer ouvrit lentement la bouche.
— Et vous ? Le débit de sa voix était lent, malgré les questions.
Êtes-vous reposée ? Confiante ? Trouvez-vous que vos récents entraînements ont porté leurs fruits ?
Vous sentez-vous à l'aise dans votre rôle de matriarche ?
Il ferma les yeux, les traits calmes, mais titillés par on ne sait quoi.

— C'est quoi ces questions ? rétorqua-t-elle d'un soupçon. Il n'y avait pas la trace d'indignation, mais plutôt de stupeur - et de méfiance -. D'abord était le regard teinté de souci qu'il lui avait porté, puis, sa position en dehors de sa frivolité habituelle, et enfin, le vouvoiement. Il n'avait pas choisi de l'emprunter au hasard: c'était un vouvoiement délibéré, servant à se distancer d'elle.
— Je m'améliore, répondit Calamité après avoir cogité un moment. C'était déjà un bonne réponse: elle avait tenu le fil au lieu de passer du coq à l'âne. Elle avait fait face à son malaise, même s'il lui restait, comme elle l'insinuait, beaucoup de choses à apprendre. Se responsabiliser, c'était devenir adulte. Et Calamité avait si souvent négligé et refusé les siennes qu'il lui était difficile de se rattraper. Ça aussi, c'était compréhensible.
— Les entraînements changent pas grand chose. C'est dans le mental que ça se joue. Et.. je prends conscience. Gunthaer hocha la tête, fermant les yeux, lui manifestant son écoute. Il les rouvrit.
— Et cette prise de conscience vous rend-t-elle capable de défendre vous-même ce, et ceux qui vous sont chers ?

Sa question suscita chez la louve une réaction qui ne lui déplut pas.
— Non, Guns, je vais pas t'affirmer être super responsable et taillée dans le roc et aussi implacable que l'était Rapier - you'd prove me wrong. Calamité s'était entre-temps départie de l'herbe sur son dos et s'y allonger sur son ventre, avant de s'asseoir d'un mouvement, le dos légèrement voûté. Il y avait là un signe de son ambivalence. Une certaine tension, à la fois dans son regard, et dans ses mots.
— Mais en ayant plus de conscience, alors oui, j'vais parvenir à les protéger. Des traces d'une décision.
— J'vais pas en laisser un autre souffrir. Le dévouement à sa cause. Tenant là sa réponse, Gunthaer ferma les yeux, remuant les épaules alors qu'il riait tout bas.
— Hmph. I never expected any less from you.
Alors à son tour, il défléchit ses pattes antérieurs pour s'asseoir, mais au lieu de rester au sol, il se leva. Ses quatre pattes le soutenaient solidement au sol. Il ne pouvait pas se permettre d'être frivole, à ce moment.
— That means you don't need my advice anymore. L'émail de ses dents se refléta dans la pâle lueur de la lune, sur un sourire se voulant bienveillant. Une bienveillance absolue, sans arrière pensée, sans malice, sans compassion, non plus. Un sourire cuspidé qui ne cherchait ni à inquiéter, ni à rassurer. Juste à être. Libre à elle de l'interpréter comme elle le voulait.

— Hm, tu te prends pour un vieux sage, maintenant ?
— Ha ha, hardly, lui répondit le mâle d'une signe de négation de la tête. Mais Calamité n'en resta pas là. Lentement, l'information lui traversa l'esprit, lui laissant le loisir de prendre conscience de la signification de ses mots. Lui, n'avait pas bougé, n'avait pas perdu une poussière de son sourire énigmatique.

— Ça veut dire.. que tu pars ?
— Perspicace.
Il inclina sa tête et museau vers le bas, tout en relâchant un rire discret.
— Ça aussi, je n'en attendais pas moins.
En relevant la tête, il la redressa d'un recul, premier signe qu'il s'éloignait. Bien qu'il ne l'avait pas quitté des yeux, le regard qu'il lui porta était différent. C'était son attache, la lumière qu'il désirait plaire à tout prix, la lumière, la seule, qu'il désirait ne jamais décevoir. Mais cette époque était finie, depuis qu'il avait pris conscience de la menace- sa menace. Calamité saurait comment se débrouiller sans lui. Sans dire autre chose, il replia le poignet d'une patte, et l'éloigna d'un tracé fluide, comme irréel, deuxième signe de sa distance.

Calamité s'était levée brusquement et pila devant lui, sa queue se dressant derrière elle. Gunthaer n'eut de mouvement que sa tête: elle se leva d'une léger coup, afin de ne pas briser le contact visuel - c'est qu'elle était plus grande que lui -.
— Quoi ? Pourquoi tu pars ?
Drôle de question. Était-elle en train d'insinuer qu'elle tenait à sa présence ? Quoi qu'il en fut, alors qu'elle était animée par son sentiment - celui de ne pas vouloir le vide, lui, était une mer de calme à son opposé. Il poussa un sifflement, un peu pour se moquer, un peu pour l'apaiser.
— Ha ah... pourquoi rester ? Il se recula d'un autre pas, mesuré, calculé, presque imperceptible.
— Plus sérieusement. Je ne peux pas rester.

— Pourquoi ! Il ne remua même pas ses oreilles, conservant cette presque froide complaisance. Calamité, de son côté était animée par un sentiment qu'il ne comprenait pas, et, qu'il ne voulait de toute manière pas chercher à comprendre. Il n'était plus son soutien. Il n'était plus sa béquille.

Il n'était plus son comparse. Il ne pouvait plus l'être, plus maintenant. Pas lorsqu'il savait quel danger elle courait en lui laissant le loisir de la côtoyer. Elle ne réalisait pas qu'il était une menace. Elle semblait même devenir désespérée. À cette pensée, Gunthaer se rappela des mots qu'il avait dit à Oren.
— Je veux partir, je veux voyager, lui assura-t-elle. Pourquoi partir de ton côté ?
Elle se recula, son museau s'inclinant, se reculant dans la fourrure de son poitrail et de sa nuque, comme sur une mine contrite.
— Tu veux plus être avec nous, c'est ça ?
Gunthaer secoua doucement sa tête.
— Vous n'y êtes pas.
Il se recula d'un autre pas.
— Si je ne peux pas rester ici, ce n'est pas à cause de vous, de Shin, de Shu ou de Plume.
Il secoua de nouveau la tête.
— C'est à cause de moi. C'était étrange de lui dire quelque chose de vrai, alors qu'il avait l'habitude de lui omettre ou de manipuler la vérité lorsqu'il lui parlait. Il avait si souvent l'habitude de parler de ses problèmes à elle, mais qu'en était-il des siens ? Il serait morte pour elle. Pour éviter de lui faire vivre cet abandon. La chose lui semblait aussi noble qu'absurde. Surtout absurde, en fait.
— Tilt your head. Ears perked up. No need to feel bad.