Open-season!

En Hiver, les glaciers sont rigides et résistants: ils forment des ponts de glace praticables sur lesquels on peut marcher sans avoir la crainte de tomber. En été, la chaleur amincit leur couche de résistance pour les rendre vulnérables. Ils deviennent fragiles et se cassent en îlots, avant de se séparer aux quatre vents. C'est au printemps et en automne qu'on peut y noter un début d'érosion et des formes s'y sculptant. Les principaux étant des bassins, un endroit de prédilection où s'y agglutinent une proie rare mais riche en lipides: les phoques.

Animaux principalement aquatiques, les phoques se résignent toutefois à regagner la surface pendant la saison des naissance ou la saison des amours. Au printemps, on pouvait compter un nombre impressionnant de blanchons, petites boules de coton aux grands yeux noirs. Leur fourrure immaculée était de telle afin de les rendre invisibles sur la banquise et dans la neige. Mais pour un chasseur adroit, ce genre de subterfuge ne faisait que tromper les yeux: leur odeur de nouveau-né empestait leur territoire, ce qui poussa un prédateur peu commun à s'approcher.

Un loup. Il savait que la saison des blanchons attirait aussi un prédateur plus important, les ours, ce pourquoi il préférait chasser vite et bien: il tenterait de ramener quelques blanchons au bercail pour les partager avec la meute. Celle-ci semblait sans cesse se plaindre du manque de nourriture. C'était compréhensible: comme certains s'entêtaient à suivre les anciennes règles de Julius ( c'est à dire de chasser les gros animaux ) ils s'essoufflaient et leur rendement effort/énergie virait au gaspillage. Darjeeling n'était pas un membre influent, ce pourquoi ses propositions n'étaient jamais considérées sérieuses ou efficaces.

Ça ne l'empêchait pas de les mettre en pratique. Veillant à mesurer ses pas, il s'assurait de ne pas s'approcher de zones trop denses qui auraient pu cacher des crevasses. L'odeur d'un autre loup lui fit soudain relever ses oreilles.

Après avoir capté l'odeur du loup, il renifla de nouveau afin de le situer sa position autour. Ses oreilles remuèrent à l'entente d'une voix.
— Ça alors...
Darjeeling redressa sa tête, défléchissant ses pattes pour se redresser plus convenablement. Il jeta un regard par-dessus son épaule, discernant la silhouette d'un autre loup, plus jeune.
— D...art ? C'est ça ?
— Mm. il opina du chef. Ça se prononce d'une traite. " Dart ". Il ajouta sur un sourire simple, avant de se tourner un peu pour lui faire face. Sa queue parallèle au sol se recourba sur elle-même, épousant la position de son corps. Darjeeling s'accroupit de nouveau, le ventre à raz le sol, satisfait d'avoir constaté que la présence qui le suivait était un loup de la meute.

Restait à savoir ce qu'un aussi jeune loup faisait dans un coin aussi dangereux.
— Tu viens chasser les blanchons ?

— Je suis venu pour autre chose, lui glissa le plus jeune, mais j'aimerais bien chasser avant de repartir, oui. Darjeeling haussa les épaules.
— Je ne te proposais pas de m'accompagner, il lui répondit. Je ne vois pas d'autres raisons qui te pousserait à venir ici; tu n'as pas l'expérience nécessaire pour affronter les dangers de la chasse sur banquise. Il hocha la tête, avant d'abaisser ses oreilles. Sans vouloir t'offenser, il lui dit sur un demi-sourire. Si les blanchons étaient des créatures inoffensives, le genre de prédateurs qu'ils attiraient suffisaient à dissuader toute meute de loup de les approcher. Néanmoins le gras qu'il contenait était une promesse capable d'allécher n'importe quel prédateur, à condition de savoir être sur ses gardes. Car ces n'importe quels prédateurs étaient conscients qu'ils n'étaient pas les seuls sur la piste des chiots-marins. Voilà pourquoi il fallait être discret, rapide et efficace: un faux pas, un moment gâché et on se retrouverait à confronter un ours polaire. Darjeeling s'avança de trois longs pas, avant de se tourner vers Flint.
— Quoi que tu fasses, sois sur tes gardes, ici. Et il s'en fut, se dissimulant dans la neige malgré sa fourrure auburn, se mouvant avec lenteur, usant de son sens olfactif plutôt que de sa vue.

— Mais je ne veux pas t'accompagner, se rattrapa Flint, se remettant de sa stupeur, seulement savoir ou se trouvent ces blanchons. On aurait dit qu'il cherchait à le contrarier, se braquant presque aussitôt: Tu peux me le dire ou as tu peur que je me fasse mal en glissant sur de la glace ...? Devant l'effort, Darjeeling inclina la tête, un petit sourire se glissant à ses lèvres.
— Si tu savais..., il pouffa tout bas en secouant doucement sa tête, planifiant les mouvements qu'il ferait lorsqu'il atteindrait enfin la banquise. La future bataille qu'il s'apprêtait à livrer le gorgeait déjà d'adrénaline. Toujours accroupi, les oreilles aplaties sur son crâne, il les releva discrètement afin de capter plus attentivement les sons les entourant. Sans quitter son cap de la truffe, il lorgna du coin des yeux Flint, qui semblait chercher à l'accompagner dans sa traque.
— Libre à toi de ne pas écouter mes conseils, mais on ne pourra pas dire que je ne t'ai pas prévenu, lui dit Darjeeling en crispant les commissures de ses lèvres. Il leva la tête, humant l'air, s'arrêtant, jouant des épaules pour motiver ses pattes à continuer leur mouvement. Il repris son trot, posant son regard dans celui du plus jeune.
— Glisser sur la glace ou se noyer sont des morts douces comparé à tout ce qu'un léopard des mers ou un ours pourraient te faire.
Il rigola, se sentant de bonne foi.
— Ahha, pourquoi penses-tu que la meute préfère s'attaquer aux caribous dans la taïga ou aux lemmings de la toundra ?

— Parce que c'est beaucoup moins loin, persifla le plus jeune, nettement moins loquace qu'il ne l'avait été plus tôt. De savoir ce-dernier aussi paresseux d'esprit força Darjeeling à froncer les sourcils avec dédain. Comme si une raison aussi insignifiante pouvait avoir son poids.
— Bonne chasse, ajouta même Flint sur un sourire venimeux, cherchant à provoquer son aîné. Darjeeling ne répondit que par un bref signe de tête, avant de détacher rapidement ses yeux de sa figure, le jugeant désormais désintéressant. Son sort ne l'affectait plus: il avait pris le temps de lui expliquer les dangers de la banquise, signifiant que Flint était désormais conscient des faits de la banquise. Libre à lui de courir le danger de rendre ces estimations véridiques: ce n'était pas à Darjeeling de se soucier de son imprudence. Après tout, l'imprudence, dans le Nord, tuait. Ça aussi, c'était un fait.

Avec un peu de chance, Flint serait capable de considérer sérieusement ses avertissements afin de s'éviter une mort subite. Il l'avait quitté à rebrousse-poil, lui laissant tout le loisir de se diriger seul en direction du territoire où se trouvaient les blanchons. Darjeeling se mit alors à concocter un plan rapide: lorsque les adultes se jetteraient à l'eau pour chasser, lui se jetterait sur un (ou deux) petits. Il l'analysa. Il s'agissait d'un plan simple, le genre de plan qu'un ours polaire ou un léopard des mers pouvait facilement concocter: en somme, il s'agissait d'un mauvais plan. Il reprit ses calculs. Il bondirait à la seconde avant qu'ils ne sautent à l'eau. Là, il profiterait de l'hésitation des prédateurs pour s'attaquer au coeur des zones les plus denses en population, déduisant sans mal que les blanchons ciblés seraient ceux esseulés, en bordure.