Une histoire qui se répète.

La connaissant, nul doute qu'elle évitait les endroits couverts. Comme il ne l'avait pas trouvée auprès de la famille, il en déduit qu'elle était peut-être en dehors de l'Oasis afin de s'aventurer près de la tranchée de Dry River. La trace d'une hésitation transparut dans son regard. En plus de devoir la cofronter au sujet de ses inquiétudes, il allait devoir franchir la distance qui les séparait. En temps normal, ça ne l'aurait pas dérangé. Mais en ce moment, il avait peur de voir son courage se dégonfler au fil de ses pas et arriver bredouille devant elle, sans avoir la force d'aligner un seul mot. C'était ce qui était arrivé, à Inaria.
Ils avaient quitté l'Oasis, avaient appris à se débrouiller d'eux-mêmes, avaient foulé le sol en terre Inaria, avaient lancés un hurlement... et il avait figé. La belle affaire. Il voulait s'occuper de ce noeud du coeur afin d'éviter de se dégonfler et devenir confiant. Car il savait que ce n'était que confiant qu'il allait être résolu, et que ce n'était que résolu qu'ils pourraient enfin aller au clan du loup. Mais voi;à avant d'affronter quoique ce soit, il devait affronter ses propres craintes. Et sa plus plus grande crainte, en ce moment, était de savoir ce que sa sœur Ciaran pensait de lui. Lui qui était responsable de son malheur.
Gloups.
Il n'aurait peut-être pas du penser à ça. Sa marche déterminée semblait s'être arrêtée le temps de fermer les yeux et d'inspirer. Comment pouvait-il lui poser une telle question? Comment broder une phrase capable de lui expliquer ce qu'il ressentait ? Chrono grimaça et fit la moue, gargouillant de la gorge un grommellement étouffé. Salama avait raison. Peut-être qu'il se prenait trop la tête. Il secoua celle-ci, justement, afin de la libérer de son excès de stress. C'était sa sœur, bon sang. Il était encore capable de converser avec sa sœur.
Il reprit le pas, avec plus d'élan cette fois, manquant de rater sa foulée alors que l'appui de sa patte avant disparut. Il se rattrapa avec aise en changeant d'antérieur, repliant celui inutile contre son poitrail, sans perdre de vue la tranchée dry river, au loin. Sa queue s'ourla sur le côté. Lorsqu'il retrouva son équilibre, il claudiqua en direction de la jeune louve qu'il venait d'apercevoir sur le côté des berges.
Il alla à sa rencontre, avec moins d'énergie, plus calme.
— Salut, Ran.

— Hé Chro!
Au sourire qu'elle lui offrit, il sentit son cœur se serrer. La bout de sa queue se mouva nerveusement, trahissant la tête froide qu'il essayait de garder.
— Ça va?
Chrono lui répondit en haussant le bout de ses lèvres.
— Ouais, je viens de voir Sal. Elle a encore mal mais elle est capable de rire et de respirer. il termina sur un souffle, ajoutant, plus pour lui même: _{elle réalise pas sa chance...} Constatant qu'il avait incliné la tête et baissé ses oreilles, il sortit de ses pensées pour les relever tout deux, faisant face à sa sœur.
— Toi, tu te sens mieux ?

— Ouais je crois. Au moins, elle comprenait ce qu'il avait cherché à dire. Car avec sa condition, " ressentir " si elle allait bien ou pas était plutôt subjectif.
— Et puis, elle ajouta, c'est bon d'être à la maison! Sa queue s'étais mise à frétiller alors que ses yeux s'étaient fermés, manifestant son apparente bonne humeur. Chrono sentit un léger regain d'énergie, souriant à son tour, quoique plus faiblement que sa cadette.
— Mm il acquiesça en opinant du chef. Ça fait du bien de revoir Chrys et les autres. Il battit l'air de sa queue, s'avançant déjà.
— Tu viens marcher un peu ? Pour lui, c'était marcher qui était subjectif : il claudiquait, plutôt.

Elle vint se ranger à ses côtés, comme toujours, et ils se mirent à lentement longer les berges. La mousse sous les pattes était agréable, mais retrouver le sable et le terrain rude l'était encore plus : eux qui étaient nés sur ce territoire étaient habitués aux plateaux.
Il se rappelait encore son inconfort dans l'herbe glissante d'Inaria.

— J'ai compris quelque chose au sujet de ma condition, il fit, baissant les yeux vers son avant-main inutile, alors qu'il se servait de l'autre comme d'une béquille.
— Plus je sollicite un membre, - par exemple ma patte avant - plus vite elle s'épuise avant de s'engourdir. Il déplia légèrement sa patte afin de jeter un oeil à la cicatrice. Depuis que j'alterne, j'ai moins de douleurs et j'arrive plutôt à bien marcher. Il dressa ses oreilles, plaça son antérieur valide au centre afin de s'appuyer dessus, et se lança sur quelques foulées, avant de décrire une volte et se tourner vers sa sœur. J'arrive à courir sur trois pattes, aussi ! Il bomba le torse, avant de s'affaisser un peu.
— Mais euh juste quand c'est la patte avant. Quand c'est la patte arrière...
Ses oreilles s'abaissèrent, il reprit la marche.
— Justement...
Comme il venait de grandement solliciter sa patte arrière dans sa course, il la sentit s'engourdir, alors que son avant-main invalide retrouva ses sens. Il la déplia de son poitrail et l'appuya au sol, reposant son postérieur dans les airs.
— Et hop ! Tu vois ?

Il partagea son rire, dressant ses oreilles au dessus de sa tête, ramenant sa queue vers le haut. Malgré la posture, ce n'était pas là un signe de dominance, mais de fraternité.
— Je suis certaine que tu finirais par réussir à courir même sans ta patte arrière.
— Pff, fit Chrono, sans perdre l'éclat dans son sourire.
— Peut-être pas sprinter, et avec de la pratique je veux dire!
— Je viens à peine de commencer à galoper et toi tu me vois déjà courir!
— Mais si tout se passe bien, tu n'auras pas le temps d'apprendre à le faire! Elle eut un rire alors qu'il acquiesçait avec vigueur:
— Mm! Il la laissa s'approcher, jetant un regard par-dessus son épaule, pivotant ses oreilles vers l'arrière ensuite. Il détacha son attention de sa soeur, tournant les talons pour se mettre à trottiner ( à trois pattes ) en direction d'un point dans le désert.

Il s'arrêta devant un rond de pierres. Chrono abaissa sa tête, reposant sa patte, bien qu'invalide, au sol.
— C'est...
Il regarda Ciaran du dessous de l'épaule. Sa gorge se noua.
— ...

Ici, devant ce cercle de sept pierres dans le sable. Son regard croisa celui de sa sœur. Elle aussi, venait de le voir. Chacun baissa les yeux. Chrono serra ses dents, s'efforçant de fermer ses paupières afin de ne pas revivre le souvenir.

***

C'était en hiver de l'an 5.
Leur "genre d'oncle" JD était de retour de sa réhabilitation physique. Il était avec Fei, désormais. Mais personne n'était là pour fêter. Personne n'avait le cœur à la fête, surtout. Pas même leur mère. En fait, leur mère Sunshine n'avait le cœur à rien : elle s'était enfermée dans le fond de la tanière, là où la terre était la plus froide, refusant de s'adresser aux autres. Parfois, elle sortait. Mais c'était l'âme vide.
Chrono ne comprenait pas. Il sentait comme ses pensées se déchaîner dans sa tête. Pourquoi les regards tristes? Il était parti sans doute chasser, ou voir un vieil ami, ou -- pourquoi ne les avait-il pas prévenus, d'ailleurs? C'était sans doute quelque chose d'imprévu.
Ou de prévu. De planifié.
Depuis longtemps.

Assez! Chrono s'était levé sans le dire et était sorti de la tanière. Le soleil plombait haut. Très haut. Peut-être trop haut. Comme s'il annonçait le mauvais présage. Chrono jeta un regard derrière lui. Il vit sa sœur, s'approcher doucement. Il lui fit un signe de tête, et ils partirent.

Il ignorait pourquoi, mais le désert était d'un maigre réconfort, aujourd'hui. En marchant, il laissait ses yeux parcourir la rivière de Dry River.
— J'vois pas pourquoi tout le monde s'en fait, il marmonna à Ciaran, brisant le silence.

— C'est évident qu'ils s'inquiètent trop, répondit Chrono en fronçant ses sourcils. Quand.. pendant la, la "prise d'otages", il n'avait pas prévenu avant de disparaître. Peut-être que c'est encore ça...

Il n'était pas dans leur tanière, il n'avait pas été trouvé dans la grotte aux chauve-souris, il ne se prélassait pas près du coin d'eau, et ils ne le voyait pas à la berge. Comme il était le seul à pouvoir encore y entrer - à cause de sa taille - Chrono avait aussi fouillé les catacombes, mais rien : Chess s'était comme volatilisé. Chrono se raccrochait à l'espoir qu'il avait creusé d'autres tunnels, des tunnels qu'ils ne connaissaient pas et il pourraient le voir émerger quelques jours après.

— Chrys m'a...
Chrono perdu la sévérité dans ses traits, se renfrognant.
— Chrys m'a traité de désespéré, aujourd'hui.

— ... Chai pas.
Chrono ne s'arrêta pas de marcher pour autant. Sa queue s'était mise à tressauter, par tic de nervosité.
— Tous le monde nous donne leur condo bléances...
de la patte, il alla se coller contre la fourrure de sa sœur.
—J'en veux pas, de leur "doléances". Je veux papa.

Le geste de Ciaran lui porta réconfort. Il abaissa ses oreilles, fermant ses yeux, l'esprit taraudé par ses inquiétudes. Il poussa un petit soupir, tout en grimaçant, à défaut d'avoir le coeur de sourire.
Il était choyé : il pouvait toujours compter sur sa soeur pour trouver le mot ou le geste capable de lui remonter le moral.
Rien à voir avec les adultes et leurs... leurs "condoléances".
En sentant l'esprit de Ciaran ailleurs, Chrono leva ses yeux vers elle, redressant lentement ses oreilles en se défaisant inconsciemment de leur étreinte. Au lieu de suivre son regard, il laissa le sien balader dans le ciel. Il entraperçut une silhouette noire. Il la suivit des yeux: la silhouette décrivit un cercle avant de se regrouper vers d'autres. Chrono se releva lentement sur ses pattes, penchant sa tête, un peu perplexe.
— ^{... Des... oiseaux ?} il lâcha, plus pour lui-même. Les oiseaux étaient revenus après le conflit opposant Inaria et Stoneclaw, selon JD. Leur enfance s'était déroulée sans oiseaux dans les arbres. Il trouvait toujours étrange d'en voir s'agglutiner dans les branches des arbres depuis l'arrivée de la rivière- et l'apparition des berges. Mais de ce côté, il n'Y avait ni arbre, ni berges, ni eau : alors pourquoi voyait-il des oiseaux ?

Chrono haussa les épaules à la question de sa sœur. Comme elle était déjà en route, il emboîta le pas, quoiqu'en gardant un œil derrière eux, s'assurant qu'ils ne s'éloignaient pas trop des berges. Il abaissa sa tête, regardant ses pattes marcher en rythme. Plus ils s'approchaient, plus il entendait le croassement des oiseaux.

Le cri de Ran déchira le silence. Les charognards se mirent à croasser plus fort. Chrono tourna sa tête et la leva. Sa vision se troubla.

Sept pierres entourant
des oiseaux aux rictus démesurés,

penchés sur une ombre
hérissée de six paires d'épines,

à la patte étirée et raide,
cinq coussinets tournés vers le ciel.

Il crut rêver.
Non, cauchemarder.

Le sol se mit à tanguer. Chrono continuait de regarder la patte, sans comprendre. Sa gorge s'assécha. Ciaran se jeta devant sans qu'il ne la rejoigne.
Ses pupilles s'arrondirent: il lui semblait que les doigts de celle-ci venait, très faiblement, presque imperceptiblement, se replier dans la paume.

Une étincelle brilla dans ses yeux alors qu'il leva lentement sa tête. Il s'avança, malgré le sol qui tanguait. Il s'avança et chassa les oiseaux d'un coup de patte. Les larmes aux yeux, les sourcils froncés, les crocs serrés.
— Ciaran,
écoute moi.

Il ne s'entendait même plus parler.
— Retourne à la tanière et ramènes des plantes:

une feuille de gaulthérie,
du thym rouge et
une fleur de pavot...
Ses oreilles bourdonnaient.
— Papa a besoin de nous.

Il ne sentit de la course de Ciaran qu'un brusque coup de vent lorsqu'elle détala. Le temps pour lui s'était comme suspendu. Ses pupilles frétillaient dans ses yeux. Il baissa les yeux vers la patte tendue. Il baissa les yeux vers la sienne.

Il planta ses crocs dans sa chair et colla sa patte à la plaie ouverte de son père. Lorsqu'il releva les yeux, Ciaran était revenue.

Il ouvrit la gueule sur un geignement étouffé,
sur des mots,
sur des ordres.

Son souvenir se brouilla dans la chaleur et les larmes. Il sentit sa gorge se nouer. Sa dépouille devint floue et se confondit dans le sable.

***

En rouvrant les yeux, seules les sept pierres éparpillées en cercle lui étaient nettes. Il ne connaissait pas leur signification. Il avait fini par lui en attribuer une à son insu.
Il ressentit ses cicatrices se mettre à fourmiller sur sa peau.
Il releva la tête, se tournant vers Ciaran qui s'était arrêtée devant le site, à son tour. Chrono se recula. Aucune larme ne lui vint. Il sentit ses épaules s'affaisser, alors qu'il regardait le rond vide de pierre, l'expression toute aussi vide.
— _{C'est ici, hein ...} il lâcha d'un souffle.