Used to be

(Été, An 6)

Shû dormait. Comme Shin le faisait, l’avait fait et faisait toujours.

C’était la première fois. Du moins, l’une des premières fois qu’elle se risquait à poser une patte en dehors du territoire que formait leur petite communauté dans la Forêt Noire. Depuis qu’elle avait reçu la vérité en plein visage, depuis qu’elle savait, depuis qu’on l’avait brisée, elle ne s’était pas aventurer bien loin de peur qu’on ne l’abandonne à son sort. Bien entendu, elle savait chasser maintenant. Elle savait se débrouiller, mais une certaine peur avait germé dans un coin de son esprit. La louve bordeaux émit un soupir avant de redresser ses épaules et sa tête pour reprendre son élan. D’un pas décidé et confiant, elle franchit le petit étang d’eau qui la séparait du cimetière de mammouth. Elle était curieuse de connaître un peu plus l’endroit, d’étendre, qui sait, peut-être leur territoire, de trouver un coin à elle, peut-être.
Shû s’arrêta brièvement, une patte levée, elle remua la queue imitant un coup de fouet tout en regardant par-dessus son épaule. Puis plissant le museau, claquant des dents et couchant ses oreilles contre sa nuque, elle se retourna et dévisagea les alentours.

- C’est quoi ton problème. Qu’est-ce que tu veux ? fit-elle alors que l’ombre de son frère Shin se soulevait à l’horizon.

Il avait encore mal à son cou depuis la correction d'hier. Il ne cessait d'y penser. Si Shû s'était tôt levée ce matin-là, ça n'avait pas été le cas pour Cal ni Plume, et lui encore moins. Lorsqu'il se réveillèrent, la matriarche leur annonça quelque chose, quelque chose qui sembla lui faire perdre pied dans la réalité.

Gun était parti. Shin ne comprenait pas pourquoi. Gun avait pourtant du pouvoir. Et de la force. Et de l'intelligence. Et de la confiance. Et il utilisait tout ça pour lui mettre des corrections lorsqu'il allait trop loin. Est-ce que c'était de sa faute? Est-ce que, comme avec Zéphyr, Gunthaer était parti à cause de sa déception? Shû n'était plus à ses côtés, non plus. Il s'était levé maladroitement, avait prévenu Cal et Plume qu'il partirait à sa recherche, et y alla. Calamité était assez forte pour pouvoir défendre Plume sans lui, de toute manière. En fait, tout le monde serait peut-être mieux sans lui.

On lui avait tôt appris à chasser parce-qu'il écoutait les directives et les ordres qu'on lui donnait. Pas étonnant, Calamité et Gun lui laissaient une liberté que sa propre mère, Bloodspill, n'avait jamais osé faire avec lui. Et comme il était bien traité, outre les corrections, Shin n'avait pas à se plaindre. Il mit ses techniques de chasse à l'épreuve, optant pour le pistage, reniflant le sol à la recherche d'une piste pouvant le mener à Shû. Il parvint à capter une faible odeur qu'il se décida de suivre. Il effila les boisés de la forêt, en trotinnant d'une démarche sautillante, les oreilles pointées vers l'avant, le corps accroupi, les yeux fixés vers l'avant. La piste s'éloignait de la forêt. Qu'est-ce que Shû était partie faire ?

***

Après avoir traversé l'étang, il s'ébroua de long en large et aperçut une silhouette familière au loin. Il s'en approcha d'abord avec entrain, avant de s'interrompre.
— C’est quoi ton problème, lui cracha sa sœur en tournant sa tête et en le dardant des yeux par-dessus son épaule. Shin se ravisa, ramenant sa patte vers lui, abaissant sa queue. Qu’est-ce que tu veux ?
— ... Shin baissa les yeux au sol, ramenant sa tête contre son poitrail, abaissant ses oreilles.
— Gun est parti... Et, toi aussi... Il releva la tête, les yeux pétillants. À cause de moi ?

L’eau dégoulinait à ses pieds, mais Shû ne fit que brièvement ébrouer sa tête pour chasser les gouttelettes qui la gênaient près du visage. Elle plissa les yeux, en direction de Shin, le dévisageant de haut en bas, attendant impatiemment une quelconque réponse, bien qu’elle sache pertinemment que rien de bien important, de valable, ne pouvait sortir de sa gueule.

Shin adopta position basse, presque soumis, ce qui permit à Shû de prendre davantage le contrôle, bombant la poitrine et dressa sa queue au-dessus de son fessier. Elle pencha sa tête sur le côté, attentive, sans plus de curiosité.

— ...

- Tsk

Elle s’apprêta à tourner les talons, mais dans son élan, le Blackblood pourpre en ajouta.

- Gun est parti... Et, toi aussi... À cause de moi ?

La louve bordeaux écarquilla les yeux avant de remettre délicatement ses prunelles écarlates dans celles de Shin. Qui l'aurait cru ? Il était partit, il les avait laissé, après tout le mal qu'il avait fait. Shû pensait rêver, mais certaines chaînes ne pouvaient que vainement tomber comme ça. Beau rêve. Ses oreilles avaient pointées vers le haut avant qu’elle ne s’esclaffe.

- Ha ! Il est enfin partit ? Et alors ? fit-elle tout en fronçant les sourcils. Et puis, pourquoi pas, hein. Il est peut-être partit à cause de toi ou pas. Qu’est-ce que ça change ? ajouta-t-elle dans un haussement d’épaule. Et y’a personne qui partirait simplement à cause de toi… siffla-t-elle dans un sourire carnassier tout en redressant un sourcil.

— Ha ! Il est enfin parti ? Et alors ?
Shin releva la tête, lâchant un grommellement contrarié.
— Et puis, pourquoi pas, hein. Il est peut-être parti à cause de toi ou pas. Qu’est-ce que ça change ?
Shin baissa les yeux et la tête, légèrement. C'était vrai. Qu'est-ce que ça changeait. Ça serait bizarre, sans Gun. Il était drôle, Gun. Il imposait le respect aussi. Et puis il chassait? Il se sentit confus. Son malaise concernait-il Gun ou étais-ce le fait de se sentir abandonné ?
— Et y’a personne qui partirait simplement à cause de toi…
Shin leva un sourire un peu forcé, relevant la tête.
— Mais tu es partie...
Il serra les dents ensemble.
— Est-ce que... c'est Zephyr.

Quelques protestations discrètes, puis un sourire forcé. Shû émit un rictus tout en fermant les yeux et abaissant légèrement sa queue de manière parallèle au sol.

— Mais tu es partie...

Elle haussa un sourcil puis secoua la tête, fermant les yeux tout en plissant légèrement ses lèvres.

— Est-ce que... c'est Zephyr.

La Blackblood fit mime d’une surprise et recula sa tête dans ses épaules.

- Tu m’interdis de partir maintenant, en quel droit ? fit-elle en dévoilant les crocs sans émettre un grondement, simple avertissement. Et puis… (Elle lui tourna le dos) Je te cacherais pas Shin que tu as été incompétent face à ce qui arrivé à Zéphyr, mais je ne partirais pas pour cette simple raison, t’es vraiment bête. conclut-elle avant de rouler les yeux et grimacer.

— Tu m’interdis de partir maintenant, en quel droit ? Shin la darda d'un regard offusqué. Il ne lui interdisait pas! Mais elle s'éloignait toujours, maintenant. Avant ils étaient toujours ensemble, mais maintenant...? Et puis… Elle lui tourna le dos et Shin abaissa sa tête, sentant sa colère faiblir.
— Je te cacherais pas Shin que tu as été incompétent face à ce qui arrivé à Zéphyr, mais je ne partirais pas pour cette simple raison, t’es vraiment bête. La colère revint.
— Tais-toi, gronda Shin en fronçant les sourcils. Tu as tort. Je suis faible, mais pas bête. Il s'avança d'un pas, maugréant quelque chose.

Elle ne le sentait pas bouillir derrière elle. Elle avait toujours ignorée ses états d’âmes. Elle l’avait toujours rabaissée au plus bas.

— Tais-toi.

Un rictus se dessina sur ses lèvres avant qu’elle ne pivote sur ses talons pour faire face à un Shin qui n’avait plus du tout le même visage enfantin d’autrefois. Shû fronça à son tour les sourcils, redressant le menton, mais tendit un peu plus l’oreille.

- Tu as tort. Je suis faible, mais pas bête.

Elle se détendit quelque peu, le dévisageant d’un regard à demi-fermée.

- Je t'aime, c'est pas bête.

Ses yeux s’écarquillèrent avant qu’elle ne se mette à rire. Elle ne savait pas comment elle devait réagir. L’insulter ? Être surprise ? Être en colère ?

- Ne me fais pas rire. dit-elle finalement en plaquant ses oreilles contre crâne, baissant sa tête à hauteur de ses épaules. Depuis qu’on est ici, tu as toujours été contre moi ! cracha-t-elle en plissant le museau.

— Ne me fais pas rire. Shin se sentit se hérisser d'effroi. Elle l'avait entendu? Il releva la tête, figeant son regard dans le sien, alors que Shû avait abaissé ses oreilles.

— Depuis qu’on est ici, tu as toujours été contre moi !
— F-faux ! Il chercha à rétorquer, s'emmêlant dans sa langue. Il pinça un croc sur celle-ci avant de la claquer sur son palais, refermant sa gueule, les oreilles dans le cran, signe de son malaise. Il plissa les yeux, cherchant à imiter l'air que Shû prenait tout le temps, en vain. Alors ses épaules s'affaissèrent, sa tête s'abaissa et il plaqua la queue sur l'une de ses cuisses, aussi facilement vaincu par l'autre.

— F-faux !

Il tenta de s’imposer, de prendre la même posture qu’elle adoptait, sans succès. Il finirait écraser, comme toujours, par le poids de la frustration et de la colère qui se dégageait de Shû. Tout le corps entier de Shin s’affaissa tandis que la louve bordeaux garda cette posture de dominance, la queue en panache, les oreilles plaquées contre son crâne, le museau plissée et le menton levée.

- Pardon !? gronda-t-elle en dévoilant ses crocs, pinçant sa langue entre ceux-ci. Depuis quand es-tu de mon côté, hein ! Dit le moi ! Depuis qu’on nous a enlevé à l’Oasis, tu m’as laissé tomber !!! conclut-elle avant de saisir la nuque de son frère entre les crocs, histoire de le pincer comme pour décharger sa colère.

— Pardon !? gronda Shû si fort qu'il se sentit devenir minuscule, encore plus qu'il ne l'était déjà. Pourtant, il était déjà bien grand. Il était un loup de blackblood, un loup au sang noir, un loup découlant de générations de consanguinité. Il était capable de se défendre. Physiquement. Psychologiquement, comme il gagnait peu à peu le droit à la parole - c'était le tissus de ses cordes vocales qui se régénérait - il était un enfant, tandis que sa soeur était une adolescente.

— Depuis quand es-tu de mon côté, hein ! Dit le moi ! Il baissa les yeux, incapable de soutenir le regard. Depuis qu’on nous a enlevé à l’Oasis, tu m’as laissé tomber !!! Il voulut rétorquer, mais la seule chose qui réussit à sortir de sa gueule fut un glapissement de douleur. Shû s'était jeté vers lui et avait claqué ses mâchoires dans sa nuque avec force. Shin se sentit faible. Il était faible, mais encore plus que d'habitude. Il pila sur le sol nerveusement et se laissa tomber sur le côté, se soumettant à sa soeur.

Elle avait raison. Il l'avait trahi. Il l'avait trahi parce-qu'elle l'avait trahi. Bien sûr, parce-que si elle ne l'avait pas trahi, elle aurait aimé Cal comme lui l'aimait. Et aussi elle l'aurait corrigé plus souvent afin de faire de lui un meilleur loup. Elle était aussi responsable que lui.
— L-la tanière... Il parvint à bredouiller. La tanière et oiseaux. Il chercha à la regarder, fronçant les sourcils, plissant les yeux, sa crête dorsale se relevant peu à peu. C'est ta faute. On serait morts à cause de toi. Tu voulais me tuer. Bloodspill aussi.
Il retroussa les museau, poussant un grondement.
— Tu as raison! Je te hais ! Parce-que tu me hais ! Depuis le début. L'effort d'avoir aligné autant de mots - tant bien que mal - lui fit faire pendre sa langue et fermer ses yeux, cherchant son souffle devenu rauque.

Un cri de douleur sortit de la gorge de son frère tandis qu’il ployait davantage dans la soumission, se laissant choir sur le côté. Shû serra quelque peu ses dents contre sa prise, sans toutefois faire couler le sang et fini par le relâcher brusquement tout en lui tournant le dos, furieuse. Elle se mit à faire les cents pas, évitant de regarder son frère. Elle ne comprenait pas ce qu’il ne comprenait pas. Elle n’arrivait jamais à cerner ses décisions, les paroles et le pourquoi il agissait ainsi. Cela en avait toujours été ainsi. Elle n’avait de cesse de lui rappeler qu’il était bête de le corriger, jamais il ne prenait le chemin qu’elle désirait. Il était soumis et pourtant, il se bornait à argumenter. Il n’avait ainsi jamais tort. Shû eut un rictus et claqua sa queue derrière elle avant de s’arrêter.

— L-la tanière...

Elle dressa une oreille et la tourna légèrement dans la direction de Shin.

- La tanière et oiseaux.

Elle sentit son regard dans son dos et donc, se retourna pour lui faire face. La Blackblood ne baissa pas la tête, mais seulement ses prunelles écarlates dans sa direction, de quoi le rendre plus pathétique.

- C'est ta faute. On serait morts à cause de toi. Tu voulais me tuer. Bloodspill aussi.

La louve bordeaux ferma à demi les paupières, ne cessant de le dévisager. Elle ne recula pas tandis qu’il plissa à son tour le museau, déchargeant ses émotions dans un grondement.

— Tu as raison! Je te hais ! Parce-que tu me hais ! Depuis le début.

Cette affirmation lui fit écarquiller les yeux, dilater les pupilles. Est-ce qu’elle détestait ? C’était étrange, mais elle n’y avait jamais réellement songée. Quels sont ses émotions envers Shin ? Elle ne pouvait pas admettre qu’elle portait un tant soit peu de haine envers lui, mais ne l’avait-elle pas non plus protégé. Elle le protégeait comme elle le pouvait, elle tentait de le rendre plus fort par les coups, mais elle avait échouée. Shû resta sur place, reprenant le dessus sur sa surprise.

- T’es vraiment idiot. fit-elle étrangement calme. Je n’ai jamais voulu te tuer, pourquoi le voudrais-je d’abord dit moi ? (Elle serra les dents, puis éclata) Et puis, tu sais très bien que je peux le faire et que je pouvais le faire n’importe quand, alors pourquoi je t’ai laissée en vie jusqu’à maintenant, hein !? rajouta-t-elle en s’approchant d’un pas lourd du corps de Shin, lui qui tentait de reprendre son souffle. Oui, je te hais !! Je te hais !! Et tu veux savoir jusqu’à quel point !? claqua-t-elle en l’attrapant par une postérieure pour l’attirer vers elle le plus possible. Je hais absolument tout de toi !!! Je te hais !! Je te… Je te hais parce que… JE T’AIME CRÉTIN !!!! hurla-t-elle à plein poumon, crocs à découvert.

À bout de souffle, la langue pendante, elle riva ses prunelles écarlates dans celles de Shin avant de détourner le regard ainsi que la tête.

Comme il cherchait son souffle, il ne put pas voir la transition émotionnelle affecter le visage de sa soeur. Il maintenait ses paupières fermées, les sourcils froncés, fier d'avoir réussi à lui clouer le bec, fier d'avoir réussi à lever le ton - à son propre détriment - et fier d'avoir été capable de mettre des mots sur ce qu'il ressentait. Il n'avait pas un vocabulaire bien développé, mais au moins, il savait ce qu'il disait.

— T’es vraiment idiot, lâcha Shû après un moment, suscitant un "HHhhhhhHHHhhhhrr" de la part de son jeune frère. Comme ses cordes vocales l'empêchaient de former des sons définis, son grondement ressemblait à une exhalation mêlée à cliquètement au fond de sa gorge.
— Je n’ai jamais voulu te tuer, pourquoi le voudrais-je d’abord dit moi ?
— Librrheee, gronda Shin comme réponse. Sans lui, elle serait libre. Elle restait à la forêt noire auprès de Cal et -anciennement - Gun à cause de lui.
— Et puis, poursuivait Shû, tu sais très bien que je peux le faire et que je pouvais le faire n’importe quand, alors pourquoi je t’ai laissée en vie jusqu’à maintenant, hein !?
— Fammillee....
Même si elle le détestait, elle le gardait en vie. Pourquoi? Parce-qu'il s'agissait de son petit frère. Parce-qu'il faisait partie de sa famille. Shû s'était inquiétée pour Bloodspill, Bonechill et Salama, non pas parce-qu'elle les appréciait, mais parce-qu'ils étaient liés fraternellement. Un fratricide était sans doute au dessus de ses capacités. Mais Shin ne pouvait pas expliquer son avis d'une manière aussi détaillée. Shû, comme piquée au vif, se rapprocha en marchant d'un pas lourd.
— Oui, je te hais !! Je te hais !! Et tu veux savoir jusqu’à quel point !? Elle planta ses crocs dans un de ses postérieurs pour le tracter de force vers elle.
— Je hais absolument tout de toi !!! Je te hais !! Je te… Je te hais parce que…
— Dis le ! Cria Shin en ouvrant ses yeux, la dardant de ceux-ci.
— JE T’AIME CRÉTIN !!!! hurla-t-elle enfin, ses crocs à découverts. La confiance et la hargne dans les yeux de Shin sembla s'estomper. Confus, ses oreilles se mirent à bouger de tous les côtés, ses pattes se fléchirent et ses yeux se plissèrent.
— Donc j'ai raison, il lâcha. Tu restes pour moi. Tu es partie pour moi. À cause de moi.