Futur obstrué

Il s'était endormi tôt, la veille, trop ballonné pour avoir l'énergie nécessaire pour se tenir éveillé. La nuit s'était déroulée sans accro ; il avait dû rêver à quelque chose, mais le souvenir ne lui revenait pas. Bien décontracté, il s'étira avec lenteur, un grommellement échappant à ses lèvres. Après avoir tergiversé pendant probablement plus de temps qu'il était nécessaire, il s'ébroua et se releva sur ses pattes, ouvrant les yeux. La pénombre emplissait sa vision : son corps lui avait-il jouer un tour et s'était-il réveillé trop tôt ? Normalement, il pouvait percevoir un minimum de clarté provenant de l'entrée. Il huma l'air : non, il manquait plusieurs corps autour de lui. La journée était décidément débutée. Son regard passa sur les alentours, tentant d'accrocher un infime jeu de lumière. Mais rien. Il cligna des yeux, à quelques reprises. Fit quelques pas vers l'avant, vers ce qu'il croyait être la sortie, mais chancela. Des roches roulèrent sous ses pattes, mais il ne les perçut pas. Chrys secoua de la tête, de plus en plus agacé, et frotta ses yeux. Mais toujours rien. Une angoisse sourde lui monta à la gorge : il se mit en mouvement, agité. Ses pattes trébuchèrent de tout bord tout côté et il fonça contre une paroi, ou un rocher, ne sachant nullement en faire la différence du sol. Le rythme de son coeur s'accéléra, et de fait, la douleur dans sa poitrine revint. Le souffle court, il cria sous l'effet de la peur :
- m-maMAN !

- CHRYS?
L'écho de sa mère lui parvint. Il tourna vivement la tête dans sa direction, les oreilles complètement redressées pour écouter les sons des pas débouler vers lui. Comment faisait-elle pour déplacer si vite, dans cette purée de pois ? Mais comme elle semblait savoir où le trouver, il resta immobile, tentant de calmer sa respiration, pour calmer ses douleurs - sa mère arrivait, elle saurait l'aider. Il ne la vit toutefois pas arriver et, dès que sa voix retentit à nouveau, sursauta violemment.  
- Qu'est-ce qui se passe Chrys?
Chrysanthos tourna la tête dans sa direction, trouvant son emplacement par le son, mais ne la trouvant toujours pas.
- M'ma-- T'es où ? Glapit-il.
Il fit un pas dans sa direction, cherchant à trouver son pelage pour du réconfort, mais ne pouvant avancer sans y voir, il s'immobilisa bien vite et chancela.
- Il fait noir, j'te vois pas !

- Je suis juste là!
Là où ?
Il tourna la tête dans tous les sens, plissant les yeux, mais ne la trouvant toujours pas. Une patte se déposa sur son épaule; il savait que c'était celle de sa mère, mais sursauta tout de même. Sunshine se mit alors à trembler, entraînant par le même fait une angoisse accrue chez son fils.
- Chrysanthos, tu ne me vois pas? (Il secoua la tête, de plus en plus férocement à chaque mot parlé) Est-ce que tu vois quelque chose??
- N-non ! Gémit-il.
Puis, il s'empressa d'ajouter, pour se défendre :
- Mais il fait noir ! .. C'est, c'est la nuit !

Il avait lancé ses mots dans le noir, affolé, mais il ne reçut par de réponses empressées. Le ton de sa mère s'était durcit, même s'il pouvait y reconnaître de l'angoisse.
- Chrys, viens avec moi.
- Oh--
Il entrouvrit la bouche pour parler, mais une mâchoire se referma sur sa fourrure. Il tressaillit, ne s'étant nullement attendu à ce contact, il savait que c'était sa mère. Pas de quoi s'en faire, vrai ? Il resta immobile, les oreilles pivotant dans tous les sens. Puis, la poigne sur son cou le tira vers l'avant. Sa mère avançait, et elle ne lui laissait pas vraiment le choix de faire pareillement.
- Ok- ok, bégaya-t-il.
Avancer dans le noir n'était pas chose facile, et le faire en duo l'était encore moins. Son pas était complètement désordonné, ses pattes se croisaient et se recroisaient, à croire que perdre la vue avait aussi affecté ce mouvement d'ordinaire si mécanique. Il manqua de trébucher à plusieurs reprises, n'avançant en prétendue ligne droite que grâce à sa mère, sur laquelle il se cognait fréquemment.

Sa mère renforça son emprise, lui faisant mal, mais il préférait sentir de trop près ses crocs que de ne rien sentir du tout. Dans le noir, la douleur était rassurante. Bientôt, ils arrivèrent dehors. Chrysanthos ne s'en rendit compte qu'en sentant un courant d'air soulever ses poils, auparavant bloqué par les parois, puis en se réchauffant aussitôt. Le soleil... ? Le jeune mâle déglutit, essayant de ne pas laisser la panique le gagner, mais sentir que ce n'était définitivement pas la nuit le rendait encore plus angoissé. À ses côtés, sa mère lança soudainement un hurlement, le faisant violemment sursauter. À défaut de pouvoir se repérer autrement, il tend les oreilles, mais le surplus de son qu'il capte ne l'aide pas à se calmer. C'était comme si tout mouvement devenait une potentielle menace. Il se cala un peu plus contre sa mère, qui heureusement ne l'avait pas quitté, puis dressa la tête lorsqu'il reconnu le son de pas devant lui. Le nouvel arrivant s'arrêta.
- Qu'est-c'qu'il y a ?
Chrysanthos tressaillit. Une voix féminine, mais il ne savait pas laquelle.
- C'est qui ? Lança-t-il au vent.
- .. ?

- C'est Brittle, Chrys.
- Oh, fit-il simplement.
Son coeur battant la chamade, il ne pensa pas à la saluer. De toute façon, il devait se concentrer sur tous les bruits qu'il recevait. Mais quelque part, savoir que la guérisseuse était là le rassurait - quoiqu'il aurait préféré avoir JD ou..
- Il ne vois plus rien, expliqua sa mère pour lui. S'il te plais, peux-tu faire quelque chose...
- Quoi ? Comme ça, d'un coup ?
Oui, comme ça, d'un coup. Chrysanthos gigota sur place, sa peur de plus tôt s'étant lentement transformée en malaise. Il sentit Brittle s'approcher de lui, puis sentit un mouvement devant ses yeux. Bientôt, c'était un visage qui se tenait à quelques centimètres du sien, l'auscultant probablement - quoique, il n'en savait rien. Il cligna des yeux et tenta de faire fuir ses pupilles, même s'il ne pouvait réellement soutenir le regard de Brittle.
- Est-ce que t'as mal ? Demanda-t-elle finalement, s'éloignant de lui.
- N-non.
Avait-il mal ? Non, outre la panique qui le faisait trembler, tout était normal.. Il poussa son exploration un peu plus loin et prit conscience de ses douleurs usuelles, légèrement amplifiées sous l'effet du stress et de son corps crispé.
- Ben, juste mes crampes, mais c'est normal.
Brittle resta silencieuse un moment, sourcils froncés, réfléchissant- mais pour Chrysanthos, ce fut seulement un silence de plus où il ne comprenait pas grand chose.
- Est-ce que sa maladie pourrait avoir fait ça ? Chess t'en a peut-être parler ? Lança-t-elle, apparemment à Sunshine.

Sa mère s'était décollée de lui, le rendant encore moins solide, alors que Brittle leur posait une question. Chrys tourna la tête vers sa mère, comme pour lui demander la réponse - mais il ne savait pas réellement où elle était. Et sa mère n'avait pas de réponse. Chrysanthos cacha ses oreilles dans sa fourrure : elle devait vraiment mal aller, vu ce qu'il lui arrivait et son incapacité à l'aider. Il remit donc la question dans son esprit, cherchant cette fois avec plus de volonté pour tenter de trouver un indice, quelque chose pour rassurer sa mère. C'est alors que le souvenir lui revint, et qu'une once d'intelligence lui revint, après le chaos causé par la panique.
- Euh, oui !
Il s'exclama, retrouvant de l'enthousiasme - un enthousiasme qui le sauvait de l'angoisse.
- Oui, p'pa avait dit que ça pouvait faire des problèmes d'yeux ! Et c'est vrai que ma vue avait baissée..
Ses pupilles baissèrent vers le sol, dans un réflexe, puis il releva le visage :
- Donc, c'est ça ?!
- Je.. j'imagine.
Brittle fronça des sourcils, puis haussa des épaules.
- C'est la cause la plus logique. Et si c'est à cause de ta maladie, ça veut dire qu'elle a empiré.. ?
Le jeune mâle cala sa tête entre ses épaules, et il sembla retrouvé son air de jeunesse, mélangé à celui de son frère. Comme un enfant prit la main dans le sac.
- J'ai.. p'têtre.. pas trop fait attention.. ?

La vue complètement bloquée, le louvard ne pouvait pas voir les expressions passer sur le visage des deux femelles, mais soudainement, il se sentit vulnérable. L'aveu devait très probablement les avoir découragée. Il cala encore plus sa tête entre ses épaules, puis ferma les yeux dans une grimace lorsque sa mère réagit verbalement.
- Mmghmhgm, grommela-t-il entre ses babines, comme unique réponse.
Il savait pertinemment avoir été stupide. Enfin, il ne savait pas que sa maladie allait le mener jusque là : avoir su, il se serait (peut-être) reprit en main avant. Mais en cet instant, outre ses propres craintes concernant son recouvrement de la vue, il était principalement dans l'état "j'aimerais bien disparaître sous terre plutôt que de devoir affronter ma mère". Brittle vint heureusement à sa rescousse, peut-être parce que la conversation n'avançait nulle part - ou parce qu'elle avait autre chose à faire de sa journée.
- Donc, ça vient de ta maladie. Si t'as de la chance, en réglant ta maladie, tu vas recommencer à voir.
Au son de sa voix, la guérisseuse semblait agacée, mais Chrysanthos ignorait si c'était par son incapacité à l'aider, la situation, ou sa propre stupidité qui l'avait conduit à être aveugle.
- Je peux rien faire pour que tu vois, mais y'a des plantes qui peuvent aider ta maladie.
- Oui, p'pa m'en avait parlé de quelques unes.. Intervint-il à voix basse.
Sa maladie se soignait principalement selon son alimentation, mais certains simples pouvaient l'aider.
- Si tu fais les efforts, tu vas peut-être retrouver ta vue.
Chrys hocha de la tête, n'ayant plus grand chose à perdre s'il essayait.

- Est-ce que tu te souviens des ces plantes? Intervint finalement Sunshine, plus calme.
La question était inévitable, mais Chrysanthos ne répondit pas tout de suite. Une vague d'angoisse remonta à la surface, et pour un instant, il ne pouvait plus se rappeler du nom des simples. Inévitablement, une crampe vint le saisir, et il se força à respirer lentement, profondément, pour la dénouer. Cela finit par fonctionner, avec en prime l'allègement de son esprit.
- Les fibres. Il faut des fibres, pas de gras et de sucres.. Murmura-t-il pour lui-même, puis s'illumina. L'a-l'astragale. Et euh.. AH ! La myrtille, pour la vue !! Et certaines pierres brillantes..
Il creusa un peu plus sa mémoire, mais n'y trouva rien d'autre. Enfin, aucune plante miracle, rien de tel. Ce n'était que des compléments qui pouvaient, peut-être, l'aider à se remettre sur pieds.
- Je vais aller voir s'il y en a en réserve.. Soupira Brittle.
Chrysanthos hocha de la tête dans la direction de sa voix. C'était bien. Mais la guérisseuse changea rapidement de registre, manifestant une frustration qui était quelque peu compréhensible :
- Mais toi, en attendant, bouges ! T'as plus de marge de manœuvre pour la paresse.
Le louvard écrasa ses oreilles contre son crâne. Ça, il le savait, enfin, il avait heurté le mur suite à son irresponsabilité. Il entendit alors la femelle jaune s'éloigner et se tordit les babines, attendant le sermon à venir de sa mère.

- Tu l'as entendu?
- Oui m'man, grommela-t-il, tout écrasé sur lui-même.
Il avait répondu du tac au tac, attendant la suite des réprimandes - mais elles ne vinrent pas. Chrys se redressa donc lentement, très incertain (autant par sa mère que par son manque de vue). Il attendit quelques secondes, puis mis une patte devant l'autre, tâtant le sol avec précaution, puis fit un autre pas. Il gronda. Certes, il allait bouger, mais à cette vitesse là, ça ne servait pas à grand chose. Néanmoins, il n'avait plus le choix. Il se força donc à continuer, bravant à chaque fois la pensée qui voulait l'immobiliser, de crainte de foncer quelque part.