Le débarquement

Ils étaient arrivés. Après les nombreuses semaines de course au travers de la nature, les voilà qui avaient atteints le but de cette "expédition". Elle en avait parlé avec les chiens du groupe, un peu, ou plutôt les avait écouté s'échanger des souvenirs ou l'informer de ce regroupement de Deux-Pattes. Mais rien de ce qu'ils lui avaient dis ne l'avaient préparée à cela. Un chaos. Son horizon était balayé de formes ressemblant à des montagnes, ou des stalagmites, qui s'éventraient comme hommes et bêtes entraient y entraient. Le camp fourmillait de vie, de bruit, d'êtres s’apostrophant d'un côté ou de l'autre, de gamins courant partout, d'odeurs étranges. Elle qui n'avait croisé qu'un seul bipède, Arri, et les quelques chiens de son attelage, était à présent submergée par le nombre monstre d'individus qui vivaient ici, lui rappelant les imposants troupeaux de proies lors des migrations. Et, au milieu de cette cacophonie, elle était perdue. Certains chiens de l'attelage semblait roupiller, d'autres conversaient avec ceux restés au camp. Son Deux-Pattes, aidé par ses compatriotes, déchargeait le traîneau. Il parlait fort, gesticulait, et les autres répondaient à ses propos. Dans tout cela, elle était ignorée, et n'arrivait à se lever afin de se porter à la rencontre de canins, de faire de nouveaux contacts. Alors, elle restait immobile, assise en retrait du traîneau, attendant avec incertitude la suite.

De nouvelles bêtes s'ajoutaient au convois arrivant de minutes en minutes, mais nul ne faisait réellement attention à elle, mis à part en lui jetant des coups d'oeil méfiant et en murmurant tout bas. Que devait-elle faire ? Elle aurait probablement dû se montrer forte, confiante, se joindre aux autres et se présenter. Après tout, c'était ce qu'elle avait toujours voulu devenir, ce à quoi elle s'était mentalement préparée depuis leur fuite du Grand Nord. De nouveaux individus, un nouveau départ. Sauf qu'elle n'y parvenait pas, restant immobile contre le traîneau, seule bulle de sécurité, et n'était seulement capable de se garder assez de dignité pour demeurer droite plutôt que tremblante. Jusqu'à ce qu'une silhouette orangée se démarque des autres en avançant très clairement vers elle. Par réflexe, Delighted se ratatina un peu sur elle-même, puis l'image de Thunderhead lui revint en tête. Si elle avait apprit à se mouver avec plus d'aisance face à un être manipulateur qui détonnait le droit de vie sur elle, elle pouvait faire face à ce chien, en dépit de son attitude hautement dominante.
- Que viens-tu faire chez nous, étrangère ?
La voix était grave, puissante. Elle détourna légèrement la tête de profil et l'abaissa, voulant démontrer qu'elle ne représentait aucune menace.
- Je.. Je suis venue y vivre.
La réponse lui était parvenue sans trop de difficulté, puisqu'elle l'avait répétée mentalement maint et maint fois. Le dire à voix haute, finalement, lui fit cependant un drôle d'effet; c'était comme avouer enfin à tous ce qu'elle avait prévu de faire, ce qu'elle désirait. Comme si son désir devenait à présent plus tangible, maintenant qu'elle l'avait dit. Sauf que son arrivée n'était pas encore officialisée, ou du moins, elle ignorait à quel point ce que le bipède décidait était parole absolue ici, si, parce qu'il l'avait amené, on pouvait l'accepter. Alors, dans le doute, elle tourna légèrement la tête vers la silhouette d'Arri et la pointa du museau, comme elle spécifia :
- Le Deux-Pattes m'a prise avec lui.

Bien que l'air du chien semblait toujours tout sauf accueillant, il sembla perdre d'un peu de son agressivité, comme si la mention du Deux-Pattes l'avait rassuré sur le bon fondement de la présence d'une étrangère au campement.
- ... Très bien, acquiesça-t-il à reculons, bien que sur un ton moins grognant. Quel est ton nom ?
Ce demandant, il s'assit face à elle, gardant toujours son aura de commanda. Comme quoi, cette conversation n'était pas prête de se terminer, et qu'elle ne pouvait pas y échapper. Elle se demanda alors si elle se trouvait face au chef du clan, ou alors un des dominants, ou même s'il y avait une forme de hiérarchie, ici. Comme il était le premier être à venir la voir et se comportait comme tel, elle pouvait assumer être en présence d'un haut-gradé, confirmant la politesse qu'elle devrait démontrer.
- Delighted, sir, répondit-elle sur un ton un peu plus assuré.
Serait-il bien vu qu'elle lui retourne la question, ou devait-elle lui laisser les devants ? Dans le doute, elle préféra opter pour la courtoisie, qui serait peut-être moins punie qu'un silence.
- Et vous ?

- Je me nomme Cyrus. Dominant des chiens du Clan du Loup -de ce clan.
On ne pouvait douter de l'intonation dans sa voix, et elle faillie reculer, intimider par son aura imposante. Mais Delighted se somma à n'en rien faire, car la dernière des choses pour laquelle elle désirait être perçue, c'était bien comme une peureuse. Alors elle resta en place, droite sans trop l'être, et acquiesça.
- Estimez-vous chanceuse que j'eus été le premier à venir à votre rencontre. Beaucoup de chiens sont sournois ici et n'auraient fait qu'une bouchée de vous. De plus, ma compagnie vous aidera à mieux vous intégrer au Clan.
À nouveau, elle trouva beaucoup plus prudent de ne rien laisser transparaître de ses sentiments, ni de ses pensées face à cette arrogance, et ne fit qu'hocher de la tête. Néanmoins, elle ne pouvait renier le soulagement qu'elle ressentait à entendre ces paroles; ne voulaient-elles pas dire qu'il l'acceptait, en quelque sorte ? Son statut devenait un peu moins précaire, à présent que le chef des chiens l'avait accepté (en plus de son Deux-Pattes).
- Bien ! D'où venez-vous ? Reprit Cyrus, sur une ton un peu plus énergique.
Ah, voilà. C'était le moment qu'elle avait appréhendé pendant tout le voyage, celui où elle devait faire de son tissus de mensonges une histoire convaincante. Elle en avait déjà testé des lambeaux avec les chiens de l'attelage mais, cette fois, elle ne pourrait revenir sur ses paroles. Alors, elle respira un bon coup et afficha un doux sourire, comme celle qui devait ressasser des souvenirs un peu difficiles.
- Je suis née dans le nord, avec une petite famille de Deux-Pattes.
Son regard devint vague, comme elle tenta de se rappeler la scène.
- On vivait sur le bord d'une rivière, qui était gelée la plupart du temps. Pendant l'été, la majorité des Deux-Pattes partaient et ils ne revenaient que bien plus tard. Mais, cet été, les deux qui nous gardaient, en plus de mon père, ont disparus, tout à coup. Ma mère est partie à leur recherche, nous abandonnant. Mes frères n'ont pas voulu bougés de là. Alors, ma soeur et moi sommes parties.
Elle baissa son regard au sol.
- Puis, on s'est perdue. Ou plutôt, disputé, et je suis partie de mon côté.
Au final, son histoire n'était pas si éloignée de la vérité. Et la dispute pouvait expliquer les blessures dont elle avait souffert, dans les premiers jours au côté des chiens. Elle tourna d'ailleurs la tête en direction d'Arri, le désignant du museau.
- Et c'est là que je suis tomber sur ce Deux-Pattes et son attelage, et depuis, je fais le chemin avec eux.

Le regard de Cyrus s'était modifié à son égard ; avait-elle réussi à l'attendrir un peu ? Elle maintint son regard, puis l'abaissa par politesse, tout en réfléchissant à la portée de ses paroles. Et à la sincérité de Cyrus, qui pouvait être autant en train de jouer le jeu qu'elle-même. Mais elle ne croyait pas avoir oublié un important détail qui révélerait à tous son ancienne position au Grand Nord, et jusqu'à présent, sa présence avait été bien acceptée par ceux de l'attelage. Elle devait donc taire ce doute qui la ferait faire un faux pas et donner plus de confiance à ses actes.
- Bien triste histoire. Je suis désolé pour vous et votre famille.
Elle hocha la tête, bien que l'air plus mitigée qu'attristée. De toute façon, elle ne voulait pas donner l'illusion d'être une pauvre petite chienne perdue loin de sa famille adorée. Elle n'aurait jamais pu maintenir cette illusion.
- Néanmoins, vous êtes désormais la bienvenue ici, Delighted. Si vous désirez rester parmi les chiens du Clan du Loup, et bien vous pouvez. En revanche, personne ne vous retiens si vous désirez partir. Vous êtes libre de votre choix.
Delighted dressa l'oreille, surprise. Elle ne se serait pas attendu à ce qu'on lui laisse le choix, ou du moins pas que Cyrus cru bon de lui préciser. Elle regarda le chef d'un nouvel oeil, peut-être un peu méfiante de cette offre faite avec un semblant de bonne volonté, mais par un être qui dégageait une fermeté bien rigide. La louve préféra donc le conforter quant à sa décision, prononçant des paroles qui sonnaient d'autant plus juste qu'elles étaient vraies. Enfin, si l'on exceptait le fait qu'elle n'eut d'autre endroit où aller.
- Je suis curieuse de voir à quoi ressemble une si grosse organisation de Deux-Pattes, ainsi je crois pouvoir dire vouloir y rester.
Elle lui offrit un maigre sourire, puis, désireuse de montrer son intérêt, tourna son visage vers les alentours, où le traîneau finissait laborieusement d'être dépaqueté.
- Si ce n'est pas trop abuser de votre temps, commença-t-elle, pourriez-vous me montrer l'étendu du camp ?