Le temps qui court [Prio JD]

Automne An 4 ~ La rivière souterraine ~



Le principal avantage de cette cave en profondeur, pour une certaine louve au poil jaune, était certainement de permettre de faire la sieste au frais en plein jour. Et c'est ce qu'elle venait de faire, alors que, encore somnolente, elle se levait de sa sieste de mi-journée en baillant à tout rompre.
L'automne avait certes apporté un peu plus de fraîcheur mais il est question d'un oasis, et donc d'un désert, et donc de chaleur tout au long de l'année, même en hiver.
Spearheart s'étira tout en descendant du promontoire sur lequel elle avait dormi, bien au sec au-dessus du filet d'eau qui coulait constamment et qui avait, ironiquement, était appelé "rivière souterraine".
Elle avait passé les heures les plus chaudes de la journée à ronfler au frais, abandonnant ses enfants, maintenant assez grands pour vaquer à leur gré, selon elle, à leurs jeux et leurs occupations diverses.
Elle eut une pensée mélancolique pour Lutec et Lani, toujours au camp, et autant qu'elle le savait, toujours animés par l'amertume à son égard et à celui de leur père.
Ne voulant pas alourdir sa fin de journée par ces sombres pensées, elle se secoua, littéralement, et s'éloigna vers l'ouverture qui menait au-dehors.
Mais quelque chose, ou plutôt quelqu'un, attira son attention et alluma un sourire pétillant sur son visage blanchissant.

- Lance ! S'écria-t-elle gaiement en apercevant le loup brun plus jeune un peu plus loin. Le jeune loup qui avait disparu il y a des saisons était désormais présent régulièrement à l'Oasis, au grand plaisir de la louve dorée qui se rappelait toujours de la fois où il était venu se perdre dans sa tanière []

- Aînée Spearheart, bonjour!
- Oh s'il-te-plaît ! Intervint-elle rapidement. Pas de ces formalités avec moi ! Je commence à vieillir mais j'espère éviter de rejoindre le rang des édentés dans les temps qui viennent !
Spearheart sourit, amusée. Elle toisa le vagabond, comparant l'adulte accompli qu'il était devenu au louveteau plein de vie mais un peu tête en l'air qu'elle avait connu.

- Alors, quoi de neuf sur le continent ? Demanda-t-elle, intéressée. Tu as dû en voir des choses durant tous tes voyages !

- Je reconnais que j'ai eu la chance de goûter à diverses cultures, vous avez bien raison! Le monde est peuplé d'êtres excentriques et d'histoires passionnantes.
Spearheart sourit et hocha de la tête, se remémorant ses jeunes années et les quelques occasions de voyage qu'elle avait eut.
- Ces derniers temps, j'ai cessé de voyager afin de réintégrer ma place auprès de ma fille, Vérité. À peine revenu toutefois, celle-ci s'est rué vers moi pour me demander de repartir et de l'emmener dans mon périple! Ha-ha-ha, voilà bien ma fille!
La louve jaune rit de bon coeur avec lui, tout en songeant qu'il avait été nettement plus fortuné qu'elle que sa fille ne se soit pas offusquée plus que de raison de son absence. Mais peut-être était-ce car elle était plus âgée et donc plus mûre ? Spearheart décida alors qu'il fallait laisser du temps au temps... et continuer d'épier Lutec et Lani au camp...
- Et vous, Spearheart, comment vont les choses? J'ai l'impression d'être si souvent absent que je n'arrive plus à suivre les changements et les nouveautés au sein de la meute!
- Oh, crois-moi, il n'y a pas grande chose de nouveau à voir dans ce coin de verdure perdu ! S'exclama-t-elle en riant. Sincèrement, cette meute manque cruellement d'action, c'est à mourir d'ennui... Heureusement que j'ai mes enfants pour m'occuper...
La fin de sa phrase diminua de volume car de nouveau s'imposaient à elle les images de Lutec et Lani. La vieille louve poussa un soupir las.

- Oh, crois-moi, il n'y a pas grand chose de nouveau à voir dans ce coin de verdure perdu ! elle lui répondit d'un rire. Reprenant, plus sérieuse: Sincèrement, cette meute manque cruellement d'action, c'est à mourir d'ennui... Heureusement que j'ai mes enfants pour m'occuper... son entrain habituel semblait s'être freiné. JD sourcilla, dénotant les yeux de Spearheart qui regardaient vers le bas, de même que l'éclat dans ses yeux qui semblaient s'être dissipé. Après eut-elle soupiré, JD reprit la parole:
- ... Vos mots trahissent votre expression, Spearheart.
Il abaissa les oreilles, se faisant conciliant:
- Que se passe-t-il vraiment? après tout, un gentleman ne tournait jamais le dos à une âme en détresse, et l'air que lui avait donné la vieille louve était loin de lui inspirer la satiété.

- ... Vos mots trahissent votre expression, Spearheart. Que se passe-t-il vraiment?
Spearheart lui sourit faiblement.
- Rien ne t'échappe, n'est-ce-pas ? Fit-elle remarquer avec amusement, avant de se renfermer un peu. Eh bien... Tu n'es peut-être pas au courant mais, il y a plusieurs lunes de cela, j'ai eu la joie d'être mère pour la première fois. Il se trouve que les conséquences de la naissance ont été bien plus terribles que ce que quiconque aurait pu imaginer. Warbound m'a contrainte à laisser les enfants et à aller chercher de l'aide chez les hommes. J'y suis allée avec lui, à contre-coeur, et mon ancienne humaine m'a soignée. Mais j'ai mis si longtemps à récupérer que les enfants que nous avions confiés à Nightrun et Riptide étaient déjà assez grands pour se faire une certaine idée de la chose... bien loin de mes espérances...
Elle plissa les yeux, mécontente.
- Et il semble qu'ils ne soient pas aussi perspicaces que ce que j'aurais espéré... Ils tiennent ça de leur père, sans aucun doute... Ajouta-t-elle avec un petit rire. Toujours est-il qu'ils ne semblent pas près de nous pardonner. Surtout Lani...
Spearheart se racla la gorge, soudain un peu gênée d'avoir autant exposé ses états d'âme à quelqu'un d'extérieur à sa famille directe. Mais les Blackbloods avaient un long historique de solidarité derrière eux et cela la rasséréna un peu.

- Spearheart. Je crois savoir de quels enfants vous faites mention.
Spearheart redressa les oreilles, surprise mais sans plus : Lance avait toujours eu un esprit plus affuté que la normal. C'était peut-être pour cela qu'elle l'appréciait tout particulièrement.
- Je me rappelle qu'à leur âge, j'ai aussi eu une réaction semblable, lorsque ma mère, Shameless, nous révéla l'identité de notre géniteur.
- Je me souviens un peu de cette période, en effet. Acquiesça-t-elle simplement.
- J'étais parti en trombe au Clan du Loup avec le reste des futures Élites. Je n'arrivais pas à croire qu'elle avait pu nous mentir de la sorte. Alors elle nous a suivis. Elle est venue au Clan du Loup pour s'expliquer à ma sœur Lufia et moi. Puis, elle est partie: j'ai du cogiter longtemps avant de mettre mon orgueil de côté. Aujourd'hui, voyez le résultat: j'en suis encore à sa recherche.
La vieille louve eut un petit sourire réconfortant à l'attention de son comparse brun.
- Si rien ne m'échappe, ce n'est pas le cas de ma mère: voilà des années que je la recherche pour nouer le peu de famille qui me reste.
- C'est vrai que cela fait bien longtemps que nous n'avons plus entendu parler de Shameless, ici... Renchérit-elle, songeuse.
Si mes voyages m'ont appris une chose, c'est que le temps est fugace. Qui sait si vous aurez la chance de vous expliquer une autre fois à vos enfants. À Lutec, ainsi qu'à Lani. Utilisez ce temps à bon escient. Conclut le mâle plus jeune avec un sourire encourageant.
Spearheart lui sourit en retour de toutes ses dents avant d'ajouter avec malice :
- Pour tout te dire... J'ai déjà suivi Lutec et Lani au camp des hommes...
Elle soupira avant de reprendre :
- En revanche... Je n'ai pas encore eu le courage de les confronter de nouveau...
Son regard se perdit dans le vide en repensant à la nuit de leur retour.
- En vérité, nous nous sommes tous retrouvés face à face la nuit même de notre retour... J'avais prévu de leur annoncer la vérité plus tard tout en essayant de réunir des informations à leur sujet et de ce dont ils étaient au courant. Cela ne s'est pas du tout passé comme je l'avais prévu et j'ai rapidement perdu le contrôle de la situation. Finalement la vérité leur a été exposée brutalement et Lutec... Sa voix faiblit. Lutec a... eu affaire à la tare de notre race...
Elle se tut un instant, se sentant quelque peu épuisée par les faits.
- C'est pourquoi je passe mon temps à faire des allers-retours depuis le printemps entre le camp et l'Oasis, cherchant le courage de leur parler de nouveau. Mais je me dégonfle à chaque fois. J'ai trop peur que l'un d'eux ne perde encore la raison en entendant ce que j'ai à dire. Elle soupira, exaspérée et désespérée.
- Et puis, ils se sont montrés très clairs cette même nuit sur ce qu'ils pensaient de nos raisons pour les avoir abandonnés. Continua-t-elle, amère. J'ai l'avantage, sans vouloir me vanter, d'être intelligente. Pourtant, ils sont tellement butés que je ne vois pas ce que je pourrais leur dire de plus pour leur faire comprendre, à défaut d'accepter...
Fatiguée, elle s'assit dans l'eau souterraine. Sa vieillesse se faisait de plus en plus ressentir et cela l'agaçait profondément.

- C'est leur obstacle, Spearheart, pas le vôtre. Messagère Nightrun ne savait pas non plus où donner de la tête, vous savez. Je lui ai proposé d'aller les voir, d'aller à leur encontre, et de s'expliquer. Si dans un cas extrême ils refusent l'amour que vous leur vouez, eh bien... Bénissez-les et souhaitez leur d'être heureux. Peut-être auront-ils choisis d'autres modèles pour remplacer ceux qui, à leurs yeux, leur avait menti?
JD posa sa patte sur l'épaule de la vieille louve et celle-ci sourit de ce geste de solidarité.
S'ils sont incapables de faire les efforts nécessaires, vous ne devriez pas vous acharner de le faire à leur place, Spearheart.
Spearheart poussa un nouveau soupir, mais avec un petit sourire cette fois.
- Tu as très certainement raison... Démarra-t-elle. Mais je crois que tu m'attribues plus de qualités que je n'en ai...
Elle gloussa un instant.
- Si j'appréhende tellement de leur parler, c'est moins pour leur bénéfice que pour le mien... Comme tu peux le constater je ne suis plus toute jeune, et la maladie a laissé des séquelles. Je crains de ne pas être capable de me défendre si l'un d'eux venait à perdre le contrôle. La nuit où c'est arrivé, au moins il y avait Warbound. Et je dois avouer que je ne tiens pas à provoquer une émeute au camp des hommes qui pourrait entraîner le renvoi et le déshonneur d'un de mes enfants.
Spearheart inspira pronfondément.
- Mais comme je l'ai dit : tu as raison. Je leur parlerai bientôt, quoi qu'il puisse advenir. L'hiver approche et ils ne devraient plus tarder à rentrer, je vais leur laisser le loisir de ces quelques mois pour profiter de leur réussite chez les hommes, et à leur retour, je ferais ce que j'ai à faire...
Elle sourit, plus sereine après avoir prise sa décision.

- Alors tâchez de ne pas attendre trop longtemps, Spearheart. Un accident est si vite arrivé... Tenez-vous le pour dit. Insista-t-il.
Spearheart le fixa, interdite. Ses paroles faisaient résonner en elle quelque chose dont elle n'avait pas conscience... Elle se secoua intérieurement, attribuant ce sentiment à son âge et à la pensée qu'il lui fallait avoir qu'elle finirait, naturellement, par mourir un jour ou l'autre.
- Je tâcherai de m'en souvenir ! Merci JD. Lui dit-elle, tout sourire.


[Court. Je sais absolument pas quoi dire d'autre... ]

- Je tâcherai de m'en souvenir ! Merci JD.
- Mais de rien, Spearheart. lui répondit le voyageur en pointant ses oreilles vers le haut. Il appuya sa tête à la sienne en signe de fraternité, puis, après avoir levé un charmant sourire, il la laissa à ses songes, poursuivant sa promenade. L’écho de ses propres mots résonnait dans sa tête. Après tout, n'y avait-il rien de pire que les regrets? Car si le temps semblait parfois suspendu, il n'en était rien: dans son sillage, les rêves essoufflés cédaient vite le pas à la réalité, parfois trop brusquement pour que l'individu n'ait le temps de protester. Ses paroles annonçaient un présage sinistre, qu'il n'aurait jamais pu en concevoir l'idée.