Un entretient

Depuis assez longtemps, il faisait les cents pas autour de l'arbre. Il attendait depuis un bon moment déjà, n'étant même pas certain que le Roi viendrait : mais il n'avait pas bien le choix. On lui avait dit que celui-ci venait souvent faire son bref pèlerinage au baobab géant afin d'y converser avec l'un des chamans : il avait donc une chance qu'il se trouve ici, loin du reste du clan. Car Shujaa avait besoin de lui parler de seul à seul, dans la discrétion, là où le monarque ne pourrait être influencé par ses conseillers. Et en l'occurrence, il n'y avait pas un chat aux alentours, ce qui était déjà un bon début. Sauf si Kanshu ne se présentait jamais. À vrai dire, il pouvait tout autant être à l'intérieur du baobab pour ce que Shujaa en savait : en tout cas, il ne s'y serait jamais risqué pour aller vérifier. Disons qu'il n'était pas encore assez certain que le commun des mortels pouvaient y avoir l'accès pour mettre en jeu sa vie et pousser l'exploration au-delà de la crevasse. Il se contentait donc de tourner autour de l'arbre brisé, surveillant de temps en temps la savane dégagée, mais pas bien souvent. À vrai dire, il maugréa le plus souvent en regardant l'ouverture noire ou humait l'air, surveillant des nuages sombres qui s'approchaient. La saison des pluies n'était pas encore arrivée, mais cette première averse ne semblait tenir compte de ces restrictions. Quelque chose dont les terres auraient probablement besoin, mais il espérait bien avoir le temps de retourner au rocher avant que la pluie ne débute. Et pour cela, il fallait que le Roi s'amène.

L'impatience commençait à le gagner, comme le soleil se faisait moins irradient et laissait la place à un vent chargé d'humidité. Le regard parcourant incessamment la savane, tournant dos au baobab, il se tenait droit et immobile le temps d'un lent balayage de l'horizon. Si sa queue avait été plus longue, elle aurait fouetté l'air d'une certaine irritation. Mais comme elle ne pouvait physiquement le faire, elle se tenait tout aussi rigide que son corps comme il semblait défier la tempête qui s'amoncelait à l'horizon. Puis, le surprenant complètement, il perçu au coin de sa vision la silhouette tant recherchée, quittant vraisemblablement le baobab sans avoir aperçut le chaton.
- Ah ! S'exclama-t-il, avant d'accourir vers la silhouette sable de Kanshu. Vénérable roi, vous voilà.
Sans perdre un instant, il s'inclina avec bassesse devant l'imposant félin, percevant pleinement la différence des tailles. Mais, sans en démordre, il releva la tête (après une attente protocolaire) et fixa de biais l'autre mâle.
- Sir, je me doute que votre emploi du temps soit chargé, mais s'il vous sied, j'aurais besoin de vous parler de quelque chose.
Attendant la réponse, il abaissa de nouveau la tête.

- Mais... J'étais pô parti.
Déstabilisé ? On ne peut plus.
- Mon emploi du temps est chargé? ... HOH! C'EST VRAI! Mon emploi du temps EST chargé! ♫ Je suis le roi après tout ♫
À cet instant, Shujaa ne put retenir un haussement de sourcil incrédule. Vraiment ? Cette première rencontre frôlait déjà le ridicule. Surtout si le Roi continuait d'être lent à la détente et répétait ce rire idiot.
- HO HO HO! Alors, qu'est-ce que ce Roi peut faire pour toi?
Ramené au but de sa visite, le chaton effaça tout irrespect de son visage et se racla la gorge dans l'espoir de se donner contenance. Peut-être pourrait-il ramener ainsi un ton plus formel à cette discussion, bien qu'il en doutait. En tout cas, les flatteries ne semblaient pas vraiment avoir de prise sur Kanshu - du moins, pas pour le moment. Il devrait donc essayer différentes tactiques.
- Tout d'abord, je voulais vous remercier. Vous en aviez déjà fait beaucoup en tolérant Balestorm au sein du clan après qu'il eut fricoter avec une intruse, puis en acceptant de garder dès l'enfance l'un des chatons de cette union - Xavier.
Il eut une brève pause, puis continua :
- Mais plus que tout, vous avez accepté ma présence malgré que je fus élevé d'un clan ennemi. Votre générosité restera bien ancrée dans mon esprit.
Réalisa qu'il parlait probablement trop, il s'arrêta subitement, puis ajouta d'un ton bas :
- Je vous en suis reconnaissant.

- Balestorm a fait quoi!?
- Il a couché avec une ennemie, sir.
S'était-il interrompu brièvement, pour apporter cette précision. Il avait cru que Kanshu avait été au courant de cette histoire... mais apparamment, pas du tout.
- Tu viens d'un clan ennemi!?
Il faillit ronfler des naseaux et soupirer bruyamment, mais s'il voulait arriver à quelque chose, il lui faudrait apprendre la patience et comment bien jouer le jeu. Il ordonna donc à ses sourcils de se détendre, bien qu'il ne put leur enlever leur touche inquiète lorsque Kanshu sembla se perdre dans ses pensées. Et si le monarque décidait de revenir sur sa décision ? ..
- Je m'en fous.
Bas soupir de soulagement.
- C'est Shukka mon bras-droit, et c'est lui qui juge qui je devrais accepter ou non, en demandant aux esprits. De toute manière, extraire les jeunes de leur ancienne alliance est bonifiant. Stoneclaw est le clan le plus puissant et aussi —sans vouloir me vanter! — le mieux géré.
- Bien sûr, sir, bien sûr..
S'en suivit une courte tirade sur un certain oncle Grogne-tout et son clan et le pouvoir des esprits, qui l'avaient tué. Shujaa restait dubitatif - voire carrément incrédule -, mais il préféra hocher de la tête d'un air entendu. Après tout, si le roi avait peur des esprits, il avait ses raisons. N'empêche, entendre autant le nom de Shukka commençait à le titiller. Surtout puisque Kanshu semblait lui déléguer toutes les tâches. Mais il n'avait pas encore finit son entretient présent, aussi s'élança-t-il d'un trot modéré à quelques pas de distance du monarque, qui s'était levé pour partir.
- Je ne manquerai certainement pas de faire savoir ma reconnaissance à notre maître chaman.
Il se tut, regarda la végétation sèche sur quelques pas, puis revint avec inspiration :
- Mais, vous savez, il doit déjà être au courant. Les esprits lui auront sans nul doute annoncé ma présence il y a bien des lunes de cela, vous savez. Enfin, j'ai cru comprendre que c'est ce qu'ils feraient. Ajouta-t-il en haussant les épaules.

À sa grande satisfaction, il semblait avoir piqué un peu plus l'attention du monarque. Lentement, à paroles mesurées, peut-être parviendrait-il de lui plus qu'une brève conversation.
- Tu as cru comprendre ?
Immobile, il attendit.
- Mais non sinon il m'en aurait parlé.
Là encore, Shujaa ne pipa mot, mais ses oreilles s'ourlèrent un peu vers l'arrière.
- À moins qu'il ne l'a pas fait... Comment sais-tu pour...?
Cette fois, le chaton comprit que c'était à son tour de jouer. Il haussa ainsi les épaules avec désinvolture, comme pour minimiser ses prochains propos :
- Oh, j'imagine qu'il n'a pas cru bon de vous tenir au courant. Enfin, il n'aurait eu aucune raison de vous cacher volontairement cette information, évidemment.
Il eut un sourire, bien que le ton utilisé indiquait fortement qu'il avait de gros doute sur cette affirmation. Puis, il sursauta, comme il venait de se rappeler la dernière phrase de son Roi. Un air plus timide prit aussitôt l'emprise sur son visage et il abaissa le visage vers le sol.
- Hum, je.. Pardonnez cette présomption de ma part, Sir.
Il s'abaissa dans une révérence, pour indiquer qu'il n'aurait dû prétendre ainsi connaître ce que savait Shukka.
- Mais, avec les brefs contacts que j'eus auparavant avec les Esprits, j'aurais cru qu'ils tiendraient votre vénérable Chaman au courant de cela. Après tout, les Esprits cherchent à vous communiquer les éléments primordiaux pour votre règne.

Pendant de longues secondes, le silence avait régné. Même ses paroles n'avaient su tirer Kanshu de sa léthargie - ou peut-être était-ce une réflexion ? Il n'osait pas espérer, se contentant de garder distance pour permettre au Roi d'en faire à sa guise. Puis, quand le regard de celui-ci se fixa franchement sur le sien, pour la première fois, il dû réprimer un soupir de soulagement. Car, à quelque part, il venait de remarquer une étincelle de frayer dans les pupilles du sabre. Et à cet instant, il sut qu'il bénéficiait de toute l'attention nécessaire.
- C'est exact!
Une première exclamation.
- Tu t-t-tu communiques avec les esprits?... Mais c'est impossible, tu es si jeune!
Le Roi semblait déboussolé. Shujaa préféra jouer avec ce sentiment, lui aussi ; il garda donc son attitude hésitante, baissant à nouveau la tête vers le sol, y regardant ses pattes.
- Je.. Je n'oserais dire communiquer, Sir, seul Shukka possède assez de pouvoir pour cela.
Puis, il ajouta, à contre coeur :
- Cependant, j'ai parfois reçu leurs courtes visites. Mais sans pouvoir leur parler en retour.
Il secoua la tête, dépité :
- Peut-être avez-vous raison, je suis encore trop jeune.
Il se tut, gardant le silence un moment. Puis, une pensée lui vint, et il la fit longuement murir dans son esprit. Il finit par la dire, du ton bas de celui qui dévoile une confidence :
- Ce sont eux qui m'ont poussé à venir vous voir, honorable Roi. Pas la famine.

- Comment sont-ils! Et leurs crocs! Et leurs yeux! Ont-ils des yeux! Comment s'appellent-ils! Comment vont-ils! Est-ce qu'ils savent! Tout? Même ce que je ne sais pas! Ils le savent n'est-ce pas!
Par contre, le chaton n'avait certainement pas prévu cette avalanche de paroles. Pendant une seconde, une expression de totale surprise se peignit sur ses traits, puis il se maîtrisa rapidement pour la faire disparaître. En avant de lui, Kanshu semblait avoir profité de ce petit temps pour se calmer un minimum; encore une chance.
- Bien sûr, ils savent tout.
Shujaa préféra approuver ces dires d'un simple hochement de la tête, malheureusement trop dépassé pour réagir avec détachement. Il laissa donc le Roi continuer, ne le démentant certainement pas lorsqu'il affirma qu'il avait raison.
- Mais... La famine doit quand même y être pour quelque chose, non?
À nouveau, il hocha positivement de la tête avec un calme retrouvé.
- En effet, la famine était difficile. Mais elle n'est rien en comparé à ce qui se serait passé, si je ne vous avait pas rejoint.. Souffla-t-il doucement. Puis, il ajouta pour lui-même : Enfin, cela peut toujours se produire.
Réalisant qu'il avait murmurer plus fort qu'il ne l'avait voulu, le lionceau se tut à nouveau. Comme il ne désirait s’appesantir sur le sujet, il revint prestement aux propos précédents du Roi, modulant sa voix pour y ajouter une note désolée :
- J'aimerais vous dire à quoi ressemble réellement les Esprits, Sir. Mais, chaque fois, ils se sont présenter à moi sous les traits de ma défunte grand-mère. Nous.. nous étions très proches, elle et moi.
Il s'arrêta à nouveau, comme pris par certain souvenir, puis continua d'un ton qui se voulait plus neutre, détaché :
- Étant la voix de nos ancêtres, je crois qu'ils adoptent l'apparence de nos parents décédés afin de nous parler à travers eux.

- La voix de nos ancêtres?... LA VOIX DE NOS ANCÊTRES! HOH! Comme si j'allais me laisser conseiller par des vieux lions tout desséchés! Je te parle des Esprits, des VRAIS!
Cette fois-ci, il abaissa ses oreilles un peu plus sur son crâne par crainte. Merde. Son coup avait été mal joué. Par chance, Kanshu semblait autant dépendant qu'indépendant de son avis. Cette fois, il surprit le chaton en énonçant le fruit de ses réflexions :
- Mais peut-être que tu es trop jeune pour les voir véritablement. Alors ils ont emprunté une forme pour que tu ne les vois pas.
Il retint un soupir de soulagement in-extremis, le camouflant en abaissant la tête afin d'accepter les remontrances du Roi.
- Vous avez sûrement raison, Sir.
Inquiet de commettre une nouvelle bourde, il ne releva pas le regard et attendit. Ne jugeant pas prudent de s'exprimer sur l'apparence des crocs des Esprits, il garda le silence jusqu'à ce que, encore une fois, Kanshu ne le sauve à son insu.
- Mais... qu'est-ce que tu disais? Si tu n'avais pas rejoins le Clan, qu'est-ce qui serait arrivé à Stoneclaw?...
Maintenant : il redressa la tête, reprenant de l'aplomb.
- Ah ! Oui, oui, la raison de ma venue.. Je.. Je crois que les Esprits m'ont envoyé une vision, en songe. Quelques images me reviennent, mais tout est pêle-mêle.
Il fronça des sourcils légèrement, sous l'effet de la concentration.
- Je me souviens du sang. Des gémissements. Je..
Il secoua la tête, désolé.
- J'aimerais vous en dire plus, mais c'est comme si on ne souhaitait pas encore que j'ai accès au grand tableau. Tout ce que je sais, c'est que la menace d'un grand malheur planait sur notre clan, et que cette menace n'est pas encore écartée.
Abaissa les oreilles, piteux.
- J'avais espéré trouver réponse auprès de vous, grâce à ce que vous aurait confié Shukka.

Le Roi était accroché à ses mots. Le lionceau s'enorgueillit légèrement. Parfais.
- Mais... Shukka ne m'a jamais parlé de ça...
Le silence étant présentement sa meilleure arme, il ne parla pas et laissa le mâle dresser ses propres conclusions par lui-même.
- Je devrai lui en parler. (Shujaa acquiesça.) oooOOOHH MAIS PEUT-ÊTRE QU'IL NE VEUT PAS M'EN PARLER. Que faire...
Il fallait le lui donner, le monarque était quand même plus suspicieux qu'il n'y paraissait. La chaton devait ainsi être doublement prudent, surtout concernant ses propos suivants :
- Sir, je n'oserais croire qu'il ne voulait pas vous en parler. Peut-être que les Esprits ne lui ont pas encore confié ceci, bien que ce serait étonnant.. J'imagine plutôt qu'il n'a pas cru bon de vous tenir informé.
Il haussa les épaules, puis paru réaliser ce que cela signifiait. Son teint devint cireux, s'il était encore possible de le rendre plus pâle.
- Quoique, je ne comprendrai pourquoi il aurait fait fit de cette menace. Tout me semblait si épeurant..
Un frisson le parcourut, comme son jeune âge sembla soudainement devenir une réalité dangereuse pour lui. Ne serait-il pas sans défense, si un drame venait à se produire ? Il préféra écarter cette idée et se concentrer sur l'avenir des Stoneclaws, et non le sien.
- Vous devriez peut-être lui en parler, Sir. Suggéra-t-il timidement.

À la vue des tics nerveux qui parcouraient le monarque, Shujaa sut qu'il avait quelque part réussit. Son message avait bien été transmis, et le doute s'était instauré. Le grand sabre se reprit bientôt, galvanisé peut-être par un certain orgueil.
- Je viens d'avoir une excellente idée.
Immobile, le chaton effaça le scepticisme de son visage et attendit ladite excellente idée.
- C'est juste que le Roi y a pensé en même temps que toi lionceau! Je vais donc en parler à Shukka.
Sur ces paroles, Shujaa reçu l'honneur d'une patte écrasée contre ses quelques mèches rebelles. Un sourire vint à ses lèvres sous cette marque d'une peut-être affection, comme il il regardait la silhouette gargantuesque du mâle s'éloigner dans la brousse.
- Comme vous voudrez, votre majesté.