De même sang

La voûte étoilée, immensité bleue marine au-dessus de leur tête, présentait un ciel clair et dégagé, pour faire changement. La lune brillait, grand et lumineux ovale attaché à la toile céleste, répandant ses rayons argentés. Le Désert était silencieux, comme à son habitude, même si la fraîcheur de la nuit pouvait donner plus de vigueurs à certains. Pour Calamité, c'était souvent la fin d'une journée à nouveau bien remplis de roulé boulé avec ses frères, ou de tentative d'espionnage des BlackBloods. Mais, cette fois, le crépuscule l'avait surprise à jouer les responsables, une gracieuseté de son père. Dont elle ne s'était nullement plainte, au contraire; dur de s'en sentir plus flattée qu'elle ne l'était déjà ! Elle avait passé une journée qu'on pouvait qualifier de grisante, ou à tout le moins, satisfaisante. Satisfaite que Blade lui ait fait assez confiance pour lui passer les reines du commandement durant une journée, satisfaite de voir qu'elle s'était coulée harmonieusement dans ce rôle.

Pourtant, même grisée par ce sentiment qu'elle apprendrait peu à peu à contrôler, elle n'était pas restée aveugle à la raison d'une telle décision. Si Blade avait choisi de la laisser jouer les chefs, c'était parce que lui-même ne pouvait plus le faire, retenu auprès de sa mère. Et même si elle n'était pas très versée dans l'art des subtilités et des usages, Calamité se doutait que si la Reine quittait sa jungle pour aller se balader quelques jours dans le Désert, laissant par le même fait son propre territoire sans protection, ce n'était pas pour rien. Et, inévitablement, on ne pouvait empêcher les membres de chuchoter.. Du coup, la petite avait eu vent du.. "froid" entre la mère et son fils. Était-ce la raison pour laquelle elle se dirigeait à présent vers la Reine, dans l'espoir de quelque part réparer les pots cassés ? Ou bien n'était-ce que parce que.. Eh bien, au fond, elle voulait tenter un rapprochement ? Dans tous les cas, Cal était à présent à quelques mètres seulement de la silhouette bicolore, maintenant à portée d'oreilles.. Mais peut-être toujours pas à l'aise.

« Je.. - »

Elle s'arrêta, incertaine. Incertaine de ce qu'elle pouvait dire, de ce qu'elle pouvait faire, en la présence de la Reine des Alterons. Après tout, les deux femelles n'avaient jamais eu le temps d'être proche, d'abord par la distance de la froide meneuse et du bas âge de sa petite-fille, puis par la distance du campement. Du coup, après presque trois saisons, la petiote ne savait toujours pas comment réellement s'adresser à la grande louve. Mais, cette figure d'autorité restait bon gré mal gré de son sang, et c'est pour cette raison que la petiote força ses pattes à avancer, jusqu'à se trouver à quelques pas derrière Rapier.

« Grand-mère ? »

Après ce mot, cette appellation qui pouvait en dire beaucoup.. et très peu, la loupiotte voûta légèrement le dos et attendit, un peu nerveuse.

" Hmmm ? "

Très peu encouragée par cette réponse évasive, distance, et pourtant totalement acerbe, Calamité coucha légèrement les oreilles sur son crâne, indécise. Elle ne savait pas particulièrement quoi lui dire, encore moins de quelle façon, ni même ce pourquoi elle était venue la voir. Elle avait espéré que la Reine se montrerait plus.. affable à sa venue, mais apparamment non, et cela n'aurait dû la surprendre - ou la décevoir.. C'était la Reine, oui, c'était la grande Rapier, c'était une meneuse, un chef, une figure forte qui n'avait de temps à perdre avec les erreurs et les faibles. Son temps, paraissait-il, était précieux, et ses déplacements n'étaient jamais sans effets. Et c'était peut-être pour ces dernières raisons que la petite releva légèrement le torse et dressa les oreilles, toujours évidemment respectueuse, mais cette fois inspirée à se montrer sous un meilleur jour à sa chef. Le bégaiement nerveux, qui allait d'abord lui échapper puisqu'elle n'avait su quoi répondre à ce " Hmmm ", fut sévèrement réprimé par ses lèvres closes. Elle ne savait toujours pas quoi dire, en fait, mais, ça allait bien sortir un jour ou l'autre, autant le pousser ;

« Est-ce que... Est-ce que tout va bien ? Elle hésita, le temps d'un clignement d'oeil, puis reprit malgré son ignorance : Est-ce qu'on s'en tient au plan ? »

La Reine s'était déjà levée.
Sa petite-fille, oreilles courbées vers sa tête, ravalait sa déception en tergiversant, se demandant si elle devait oui ou non insister. Mais, avant qu'elle eut put tenté une autre approche, la louve noire et blanche s'était soudainement arrêtée.

" Et que sais-tu du plan, Calamité ? "

Une question. Une question, à laquelle il lui était facile de répondre. Pas parce qu'elle maîtrisait cette réponse sur le bout des doigts. Mais parce qu'elle avait pleinement conscience de son ignorance, et qu'elle ne chercherait pas à le cacher. Et que, peut-être, c'était une phrase déjà plus encourageante qu'un "Hummm?".

« Pas grand chose. »

Avait-elle avoué franchement, le regard planté dans celui de sa grand-mère. Déviant la tête légèrement, comme pour observer les alentours, elle continua sa réflexion :

« À vrai dire, peu savent pourquoi on est ici. Fronçant légèrement les sourcils, elle ajouta pour elle-même : Enfin, à part observer ces loups géants. »

Sa grand-mère avait lâchée un rire, écorché, qui lui avait fait frémir le peau, tout en attirant inévitablement son attention. Elle lui avait commandé de la suivre et, comme à tout bon commandement, Calamité avait obéit, filant dans les courts dédales rocheux pour venir s'installer au-dessus de l'Oasis.

" Ce ne sont pas des loups géants. Ils sont bien moins que ça. "

Interpellée, la loupiotte dressa l'oreille, attentive à ce qui allait suivre.

" Ils sont la plus répugnante vermine, des abominations. Les pires choses que la nature ait pu engendrer. "

Une telle verve après le mutisme, un tel dégoût après du stoïcisme, l'avait surprise. En fait, quelque part, cela lui rappelait.. Les insultes gratuites de sa mère. La même haine crachée au visage. Si cela avait été Poison, elle aurait plissé le museau, réprobatrice, et se serait éloignée. Mais, ce n'était pas Poison. C'était Rapier, sa Reine, sa grand-mère, et, de fait, une personne qu'elle admirait et respectait grandement. Ainsi, bien que tiraillée à cause de ses propres valeurs personnelles, la loupiotte ne pouvait s'empêcher d'avaler ces paroles comme un récipient vide se remplissait d'eau, engloutie, submergée.

" Vous.. Tu n’es pas là pour les observer. Mais pour les analyser. Noter leurs moindres faits et gestes, leurs habitudes, où ils vont à telle ou telle heure. Une pause. Ton père t’a-t-il déjà raconté la fin de la soi-disant garde d’Elite d’Inaria ? Mon histoire ? "

Peu à peu, peut-être, avait-elle commencé à comprendre quelle était sa mission. Que tout ceci dépassait un voyage de durée indéterminée, que c'était bien plus qu'un jeu partagé avec sa portée. La situation, enfin, prenait quelques réalités tangibles.

« Il nous en a glissé quelques mots, parfois. Elle fouilla dans sa mémoire, puis commença : La Garde d'Élite avait été créée pour protéger Inaria, particulièrement la famille royale. Mais le temps a passé, le danger aussi, et les géants ont eu de nouvelles ambitions, ils aspiraient à faire plus que servir. À dominer à leur tour, en somme. Oui, peut-être une raison suffisante pour leur en tenir rancœur ? Pas encore convaincue, elle continua sur sa lancée : Mais, de ce que je sais, ce n'est pas tant leur faute.. si ? Ce serait plutôt celle de vos p- des Alphas. À cet instant seulement, elle commença à s'enflammer un peu plus, laissant transparaître une vraie réprobation : Ce sont eux, qui ont trahis leur sang, en voulant laisser sa chance à la Blackblood. Elle-même n'a rien fait de plus que répondre à leurs exigences, non ? ILS ont trahis leur propre fille en encourageant les ambitions de l'autre. ILS se sont montré déloyaux, ILS vous ont forcé à vous exilés, en vous refusant l'héritage auquel vous aviez droit par votre sang, pour le donner à un inférieur. »

Elle détourna la tête, puis, continua, presque à contre-coeur :

« Si vous dîtes vrai, on ne devrait pas avoir à redouter d'une vermine comme les Blackblood. S'ils sont vraiment la création d'Inaria, rien de plus, il faudrait plutôt s'en prendre à leurs créateurs.. »

" Tu es intelligente. "

Un compliment. Inattendu. Mais, aussi court qu'il pouvait être, réjouissant. Très réjouissant.

" Néanmoins. Ce n’est ni Whitewind, ni Greyback qui m’a pris mon oreille. Les Sang-noirs sont néanmoins dangereux. Ils possèdent une tare.. Dont j’ai moi-même fais les frais. Peu de cette vermine y ont un jour cédé, si bien que pour Inaria, il s’agissait presque d’une rumeur. La Fureur… Ces bêtes sont dangereuses Calamité. Bien trop pour les laisser vivre. Inaria était en sécurité lorsque ces monstres peuplaient la forêt… "

Encore une fois, elle écoutait, attentive malgré elle à chaque parole prononcée. Elle analysait, imaginait, essayait de visualiser les scènes, les situations, les comportements, dans son esprit. La Fureur.. Elle en avait déjà entendu parlé, un peu. Dans ses jeux d'enfants, c'était parfois une caractéristique récurant : le vilain succombait à cette tare, se transformait en monstre gigantesque, menaçant, animal. Mais, elle n'avait cru que ces activités de gamins contenaient une partie de vérité... Rapier venait de confirmer ces coutumes. Et, rien que d'y penser, elle avait froid d'en le dos. La réalité devait être bien moindre que la légende.. mais à quelle point? Sentir sa force décuplée, voir ses instincts primaires prendre le contrôle de soi, perdre sa raison au profil de la bestialité..

« Comment les battre, alors, s'ils peuvent se transformer en monstre.. ? »

Elle réfléchissait à voix basse, peinant à imaginer des ennemis aussi féroce -- et voyant sous un tout nouveau jour ces Sang-Noirs. Oui, la Reine avait eu raison : ils étaient beaucoup plus dangereux que de simples loups déformés par la grandeur.

" … Les sabres les craignaient. Maintenant, qu’est-ce qui les retient de massacrer cette meute de traîtres, hmmmm… ? "

« C'est... »

Avait-elle murmurer dans un souffle, avant de s'interrompre, incapable de trouver l'adjectif adéquat. Intelligent, bien ? Ce n'était pas bien, elle le savait. Une tuerie n'était jamais bien, pas plus que des manigances dans l'ombre. Mais...

« Je comprends. »

Deux simples mots, qui à eux deux pouvaient peut-être dire que, comme pour tout, elle suivrait sa grand-mère. Cependant, cela n'empêchait pas les réflexions de se faire dans son esprit, réflexions qui se tournaient vers le futur, leur futur, après une éventuelle victoire.

« Mais, en admettant qu'on parvienne à gagner des Sang-Noirs.. Une fois les deux meutes mises hors combats.. Qu'est-ce qui arrivera, avec les sabres ? Elle retint sa respiration et ajouta : Ils semblent être plus menaçant qu'Inaria et Blackblood réunis. »

Malgré elle, la loupiotte ne pouvait que frissonner, lorsque son regard croisa le sourire tordu de la grande Reine. Avec une crainte instinctive, elle retira son regard et fixa plutôt ce qu'il y avait droit devant elle, soit l'Oasis doucement bercée par la chaleur. Cependant, elle ne pouvait s'empêcher de tendre l'oreille (et n'aurait d'ailleurs pas voulu cesser d'écouter ) aux paroles de sa supérieur, dont la voix frissonnait d'une passion à demi-calmée.

- Le Plan possède plusieurs rouages imbriqués les uns en les autres pour fonctionner. Certains de ses rouages doivent cependant rester secrets.

Comprenant en sous-entendu qu'elle n'avait pas encore mérité d'avoir accès à cette information, la petite descendit de façon à peine perceptible les oreilles sur son crâne, tout en continuant de fixer l'horizon.

- Mais pour mener à bien ce Plan, il me faut des soldats fidèles. L’ignorance est parfois la meilleure arme.

Fugitivement, Cal jeta un regard en biais à la Reine, puis le ramena vers ses pattes. Elle eut voulu dire qu'elle, elle était fidèle, mais l'aura de sa Majesté la maintenait dans un état de silence attentif. De toute façon, sa loyauté était déjà acquise depuis sa naissance, cela n'avait jamais été en doute. Il lui faudrait seulement, en grandissant, trouver le moyen de prouver la force du sang à sa grand-mère.

- Sais-tu quel est l’aspect positif de la guerre Calamité ?

Cette fois-ci interpellée, la jeune redressa légèrement les oreilles vers l'avant, signe qu'elle réfléchissait. Un point positif à la guerre ? Difficile de voir.. Mais, autant ne comprenait-elle peut-être pas tous les enjeux d'une guerre, autant ne percevait-elle pas les drames qui s'y jouaient dans leur entier. Elle ne voyait pas encore toute la souffrance qui suivait à ces évènements, toutes les morts qui étaient déclenchés, tous les pleurs, tout le sang. Peut-être était-ce cette innocence qui lui permettait de voir la guerre d'un oeil neutre, ne la comprenant pas encore assez pour déterminer si cela était positif ou non.

- .. Non, je l'ignore. Elle alla pour courber la tête, sous la faute de cette ignorance, puis se reprit et carra les épaules ; ne pas savoir n'était point une faute, et Rapier ne pourrait jamais avoir un certain sentiment de respect si elle courbait l'échine au moindre soucis. Mais j'imagine que ça diminue les menaces contre notre meute, ou bien que ça permet d'agrandir notre territoire.

Immobile, droite sans trop l'être, elle attendit le verdict de sa grand-mère en silence. Celle-ci s'était avancée jusqu'à la pointe de leur promontoire, laissant tomber son regard sur les Blackbloods. Malgré qu'elle voulu regarder l'horizon fixement, la louvarde ne pouvait s'empêcher de remarquer la crispation envahir les traits de sa parente.

- La chose positive avec la guerre…

Comme la silhouette noire passait à ses côtés, Calamité baissa la tête, en signe de respect - et de soumission. Ses yeux cherchèrent en vain la suite de cette phrase au sol, mais la poussière ne voulu lui donner raison. Elle tendit donc l'oreille, suivant du coin de l'oeil les déplacements de la puissante louve.

- .. C’est qu’elle rapproche les peuples.

Vivement, la loupiotte tourna la tête. Mais, trop tard; la Reine état déjà disparue derrière les volutes de ténèbres. Elle voulu scruter l'ombre, pour en déceler la présence de Rapier, mais la silhouette bicolore de celle-ci s'était déjà effacée contre la paroi. Lentement, la jeune femelle tourna à nouveau la tête vers l'avant, offrant à ses pupilles quelques rayons de lumière bienvenus. Elle laissa errer son regard vers les silhouettes flegmatiques en contrebas, songeuse. Les propos de sa grand-mère tournaient en boucle dans son esprit et elle ne pouvait oublier la résonance qu'ils avaient eu en elle. Était-ce une touche de vérité, qu'elle décelait? Le regard absent, elle resta longuement immobile à regarder le monde évoluer à ses pieds, se convaincant peu à peu que la légitimité de cette guerre.