Dellusion

Plume avait raison. La jungle n'avait vraiment rien à voir avec la forêt noire. Leur forêt noire. Shin avait voulu confronter Calamité à ce sujet: pourquoi avoir quitté les terres qu'elle dominait pour se joindre aux terres d'un autre ?

Lui qui la croyait intelligente- il la croyait encore intelligente, mais l'ampleur de son chagrin lui embrouillait les idées. C'est donc les idées embrouillées qu'il quitta Shû (qui s'était éloignée des couverts pour s'approcher du versant volcanique) et se hasarda entre les arbres et les sentiers qui ne lui étaient pas familiers. Ses pattes le menèrent un peu au hasard: là où il croisait des loups, il avait le réflexe de se plier sur ses pattes et d'ourler ses oreilles.

Sa taille jouait en sa défaveur, pour une fois. Lui qui avait été heureux de quitter l'Oasis et les êtres qui le dévisageaient, voila qu'il revivait la même expérience. Au moins, cette fois, il arrivait à penser. Et à associer des concepts. Et à les comprendre, qui sait.

En s'approchant du marais, il se rappela les jeux de Plume dans le lac de sel. Il s'émeut. Enfin quelque chose de familier. Alors sans plus tarder, Shin tendit sa patte, la frôla au dessus de la surface, ferma ses yeux et prit une grande bouffée d'air... au lieu d'y flotter, il la surface se fendit et lui arracha un glapissement.

À la seconde où la surface se fendit sous son poids, les yeux de Shin s'écarquillèrent. Le marais avala l'une de ses pattes et le tracta violemment vers le sol.
— !!!
Dans la panique, il se mit à se débattre, saccageant les eaux de ses pattes. Déséquilibré, il tomba sur le flanc: la surface l'enlisa dans ses tentacules de vase, et l'agrippa au dessous. Une douleur dans la nuque vint lui arracher un aboiement. Déboussolé, Shin crispa ses griffes dans le sol visqueux sous la vase, cherchant à regarder derrière lui alors qu'il se faisait tracter dans une autre direction. La jungle était vivante.

Il était sa proie. Elle allait l'écarteler. Elle allait l'écarteler et le manger, et il allait mourir. La douleur devint plus vive. Au lieu de s'en détacher complètement - ce qu'il avait l'habitude de voir Gun faire - il céda à la colère. Ses pattes postérieures se défléchirent et propulsa tout le haut de son corps au dehors. Entre la vase, la bave de crapaud et la boue, il réussit à se libérer des liens végétaux qui cherchaient à l'immobiliser au sol - ou du moins croyait-il - arrachant un grognement de rage.
— GGrraaaaHHhh !
Son retour de flamme fut de courte durée, car à peine debout sur le bout de ses orteils, Shin vacilla sur le côté et s'écrasa contre la berge dans un râle. Il ferma ses yeux, la respiration rauque, le souffle chaud.

— Hé ...! l'oreille de Shin se leva vivement. Tout va bien ? Aussitôt, il se raidit. Il chercha à se rouler sur le ventre afin de surplomber son ennemie de toute sa taille, mais tout ce qu'il réussit à faire ut de remuer ses avant-mains. Ses arrières-mains étaient complètement immobilisés, baignant encore dans la vase du marais. Shin fit tout de même en sorte de regarder son assaillante des yeux, en tordant un peu son cou.
— Non il s'apprêtait à ajouter quelque chose que ses yeux se glissèrent sur les marques de la louve, lui faisant hoqueter d'effroi. Il se crispa au sol, rentra sa tête entre ses épaules et près de son poitrail, fixant d'yeux effarouchés la louve qui s'était approchée.
— RECULE RECULE RECULE
Il se débattit à nouveau, de la croupe cette-fois, cherchant à se dépêtrer de son étau. Il racla le sol de ses griffes et enlaça la louve dans ses lourdes pattes, sans penser qu'il l'entraînerait vers le fond avec lui.
— aide moi aide moi aide moi certes de taille adulte, Shin était loin d'être aussi remplumé que l'état sa soeur, Shû, paraissant même un peu maigrichon. Seule la fourrure de son encolure lui donnait l'air de ce qu'il était: un blackblood.

En état de choc, Shin n'arrivait plus à penser clairement. Il n'arriva pas à distinguer qu'il ne tenait plus son ennemie/salvatrice entre ses bras, qu'elle l'avait contourné et s'était approchée de sa croupe et de ses postérieurs. Ne lui importait que de sortir de là, et de s'enfuir: il avait revu dans les motifs de son pelage les serres taillées d'un aigle, le renvoyant à ses souvenirs d'enfance. Sa peur irraisonnée découlait d'un désir de survie.

Aussi lorsqu'elle le mit ne garde de la prochaine douleur, il l'ignora, bien trop concentré à racler le sol à la recherche d'une issue. Comme sa génitrice lui avait enseigné l'importance d'une tanière, il en venait à halluciner ses seuls bienfaits, oubliant le jour où elle s'était effondrée sur eux, sur sa sœur et lui. C'était le même jour où ils avaient été attaqués par les oiseaux, et ce souvenir là lui semblait plus vif que l'autre, de toute manière.

Aussi lorsqu'il sentit les crocs dans sa fourrure, il riposta d'une patte maladroite, se tournant à demi afin de l'écraser contre le visage de la louve. Il tressauta.
— !!
Ses oreilles s'abaissèrent et il leva un sourire penaud, embarrassé.
— D-désolé!!
Il sentit enfin le contrôle de l'une de ses pattes postérieures. Il chercha un appui à tâtons, étira ses avant-mains le plus possible en se donnant de la marge pour manœuvrer, et chercha à se hisser, par petits coups, loin du marais et ses tentacules diaboliques. Ses premiers liens se rompirent. Restaient les autres. Sa queue battit vivement l'air, manquant de justesse le visage de la louve qui opérait à l'aider.
— Presque ! Il rampait de toutes ses forces, opposant celles du marais.

Alors que sa désormais camarade avait changé de cible et s'attaquait désormais directement aux liens, Shin en profita pour se rouler sur le ventre afin de se hisser vers le haut. Il espérait que sa grandes taille - ses longues pattes - lui procurent une force suffisante pour lutter contre la force d'opposition qui cherchait à le clouer au sol.

La louve s'en retourna à lui afin de le tirer de toutes ses forces, alors qu'il tentait à son tour de se lever. Le dos en pente, ses épaules se hissèrent vers le haut d'un seul coup alors qu'il défléchit ses antérieurs, le propulsant sur trois pattes. Ne restait qu'un postérieur fermement ligoté au sol. Il le remua avec force, se détachant de ses liens.

Toutefois, c'est à sa première bouffée de liberté qu'il comprit qu'il avait mal calculé son coup. Comme la louve tirait encore, son nouvel élan la propulsa dans sa direction: il roulé-boula avec elle sur la berge avant de se propulser d'instinct en dehors de leur étreinte mutuelle.

Nouveau coup mal-calculé: il pirouetta jusqu'à un arbre. Au lieu de foncer tête la première dedans, c'est son dos qui récolta le plus gros de l'impact. Sonné, il glissa sur le train et s'ouvrit comme un cloporte, les pattes écartées, la langue sortie de sa gueule grande ouverte.
— ✷... ✷.... ✷...

Des points noirs et blancs pétillaient dans ses yeux.
Héo, machin, fit l'écho d'une voix. Fais un peu attention ! Attention ! refit l'écho, plus fort, plus vif cette fois. Un crissement insupportable lui vint aux oreilles. Il voulut ouvrir les yeux, mais tout ce qu'il vit fut un aigle qui raclait ses serres au sol.

Les paupières de Shin se révulsèrent en horreur, alors qu'il eut un soubresaut, comme s'il cherchait à nouveau à s'enfuir. Sa tête retomba au sol, alors que, le souffle court, il regardait les environs à la recherche d'une quelconque menace au bec acéré. Une tanière, lui disait son esprit. Il lui fallait trouver une tanière.
— Est-ce que ça va ?
Il tourna vivement les yeux vers la louve avant d'échapper un cri.
— AHHHH !
Il voulut se reculer, toujours sur le dos, cherchant à s'asseoir, à se lever et à détaler à la fois. Résultat, son menton se cogna contre le sol. Il secoua sa tête, cherchant à se remettre de son choc. Ses yeux se braquèrent à nouveau sur la louve, et sur les serres d'aigle qu'elle avait aux flancs.

Un motif.

Il ne s'agissait rien d'autre qu'un stupide motif. Il porta une patte à sa gueule, cherchant à retenir le haut le coeur qui l'avait saisi ( à force de se précipiter partout, il en avait le tournis! ). Il se roula sur le flanc, sur le ventre et se hissa, peu à peu, assit, le dos voûté, sa queue et son échine hérissés.
— M-merci... il fit en penchant la tête, cherchant à cacher son amertume de plus tôt. Il eut un petit sourire gêné en constatant l'état du museau et du visage de sa salvatrice.
— Et désolé... ? Il eut le réflexe de se crisper, s'attendant à se faire pincer par l'autre, réaction dont il avait l'habitude.

— Tu t'appelles comment ?
— ...
— Et d’où est-ce que tu sors ? On dirait que t'as jamais vu de marécages de ta vie...
— Jamais vu de marécages de ma vie, répondit Shin, après avoir ronflé des narines. Ses oreilles se pivotèrent vers l'arrière et il plissa des yeux, heureusement pas assez pour s'en retourner à ses idées noires. Au lieu de quoi, il se ressassa une information importante: il ignorait qui était cette louve. Et s'il ne devait pas parler aux étrangers, parler à un membre de la meute était différent. Surtout dans leur nouvelle situation.
— Et je suis Shin, il dit alors, se redressant en constatant que la louve ne l'avait pas pincé en guise de punition.
Il se rengorgea en bombant inconsciemment son torse.
— Et le ... fils de Princesse Calamité. Et après une pause dramatique: ...et porteur du sang maudit.

Il fut comme satisfait de voir que sa pause dramatique avait porté ses fruits, car elle papillonna des cils, incrédule, lorsqu'il fit mention du sang qui coulait dans ses veines. Il porta moins d'importance au fait qu'il avait menti à propos de sa généalogie, bien trop concentré à se sentir privilégié d'avoir suscité une réaction chez son interlocutrice. Il n'avait beau pas avoir l'éloquence de Gun, savoir que ses mots pouvaient influencer quelqu'un le remplissait d'un sentiment de réussite. Peu lui importait s'il s'agissait d'une petite victoire ou non.
— Moi c'est Lathian, répondit la jeune louve. C'est quoi le sang maudit ?
Oh non. Elle ne savait pas ce qu'était le sang maudit? Mais alors, d'où venait sa pause ? D'où venait son air soucieux? Ou alors elle n'était pas soucieuse, mais confuse. Shin arrondit ses yeux. De la confusion! Non, il voulait insinuer qu'il était un blackblood, pas qu'elle lui demande de lui expliquer ! Il sembla perdre de sa contenance en baissant les yeux, zieutant nerveusement à gauche et à droite. Il releva la tête, sa confiance réduite de moitié:
— Le... sang maudit, c'est quand le sang est... em... maudit. Il secoua sa tête. Bel essai. Piètre essai. Il eut un sourire pour lui même, aplatissant ses oreilles sur son crâne, cherchant à se faire tout petit, la tête basse.
— C'est le sang qu'Alteron n'aime pas... Il ne savait pas comment expliquer. Se rendre compte qu'il ne faisait que répéter ce qu'on lui avait dit lui fit serrer les dents. Je viens d'ailleurs ? Mes soeurs aussi.

Après un moment à cogiter sur les phrases décousues du très grand loup, Lathian arriva à conclure:
— Tu viens de l'Oasis ?
— Non ! nia Shin de bloc. Il fronça ses sourcils afin de prendre un air sévère, hérissant sa crête dorsale de piquants, héritage direct de Bloodspill. Malgré l'état de sa fourrure, son apparence chétive détonnait avec l'image imposante des autres " loups au sang maudit ".
— Alors tu es un Blckblood !
— Juste le sang ! s'assura de préciser Shin, perdant un peu sa contenance en penchant la tête (et le dos) sur la défensive. Mais Lathian ne l'entendait pas de ses oreilles. Au contraire, elle leva la queue, un large sourire aux lèvres.
— C'est pour ça que tu es aussi fort Shin !
Fort?...
— On fera un combat, un jour ! hein ?!
— ...
Shin recula brusquement sa tête. Un combat impliquait croiser l'émail. Plus encore, mordre à pleines dents. Ses pensées se bousculaient: il confondit la chasse et le jeu, et l'image de Lathian plantant ses crocs dans sa gorge dans l'intention de le tuer avant de l'emporter dans ses serres le glaça d'effroi.
— nnOON ! Il pépia alors, les oreilles dans le cran. Constatant son état - il se devait de garder la tête haute et l'expression droite ( ou de droiture ou peu importe ) pour faire plaisir à Cal -, Shin chercha à se reprendre.
— Nooon, je peux contaminer si je saigne !
Cal va penser quoi ??

— Ça va, je ne voulais pas t'effrayer.
— Tu mens !

Si elle eut un sourire, lui se renfrogna, les oreilles dans le cran.
— Un combat amical ne se termine pas forcément par du sang ! Lui répondit la femelle. Shin crispa ses babines dans un sourire nerveux. Il crispa ses commissures ensuite:
— _{Mais bien sûr}, il fit en laissant tomber son étrange façon de parler.
Il eut un léger tremblement.
— Visiblement tu ne t'es jamais battu contre Shû, toi. Il se mordit la langue et reprit: Euh... “Shu n'est pas de ton avis”. “C'est ma soeur. Le sang ne la contamine pas”.

— J'ai pas peur d'être contaminée, rétorqua Lathian en levant sa queue derrière elle. Shin sourcilla. Ne comprenait-elle pas que le sang maudit était, eh bien, MAUDIT?? La malédiction des blackblood pourrait se répandre dans ses veines ! L'ombre d'un rictus creusa ses babines à cette idée.
— Et j'ai pas peur de me battre contre ta sœur non plus, reprit Lathian. Les oreilles du maigre géant se pivotèrent vers l'arrière, comme s'il prenait personnellement le défi. Visiblement, elle n'avait jamais vu sa sœur, qui était déjà plus grande que lui plus costaude, et plus féroce. Mais si Lathian faisait partie de la meute, cela signifiait que ni l'une ni l'autre ne pouvaient se battre ensemble. C'aurait été contre les règles, pas vrai?
— Tu ne devrais pas la laisser te faire du mal. Shin redressa la tête d'un sursaut. Elle n'a pas le droit.
Son rictus devint alors bien net.
— Si elle peut, alors elle a le droit. C'est comme ça que ça marche. Au désert, la buse s'était bien permise de les emporter dans ses serres. Elle n'avait pas demandé leur permission. Parce-que c'était comme ça que ça marchait.

Why fix what isn't broken ?

— Tch, des principes? Tu crois que c'est avec des principes qu-- Il s'interrompit n'allant pas au bout de sa pensée, constatant que son ton s'envenimait au fil de ses mots. Il ferma les yeux et détourna la tête, les oreilles dans le cran.
— Laisse tomber. Une chose était certaine, Lathian était aveuglée par sa définition sur la famille. Mais Shin n'était pas dupe. Sa famille n'avait jamais été rien de plus que des problèmes.

Sa mère l'empêchait de se déplacer par lui-même. Son père se sentait honteux de l'avoir engendré. Sa sœur prenait un malin plaisir à le bousculer et le mordre. Gunthaer le réprimandait tout le temps - remarque, il le réprimandait à chaque fois qu'il le méritait. Zephyr s'appropriait Calamité. Alors il était mort. Shin ne l'avait peut-être pas tué de ses pattes, il n'avait pas fait l'effort de l'aider, non plus. Il n'y avait que Plume qui savait garder un secret, et qui était digne de confiance. Le fait qu'elle soit handicapée la rendait vulnérable, et donc les prédateurs la laissait tranquille.

— Tu comprends pas ça. il grommela, reprenant son choix de mots laconique.

C'est vrai. 
Qu'elle acquiesce le piqua au vif. Il la darda des yeux, retroussant légèrement l'une de ses babines, à défaut de savoir quoi rétorquer à quelqu'un qui ne le démentait pas. Tu peux changer ça, reprit Lathian. Changer quoi? Changer sa perception des choses? Brise la vision qu'elle avait de la famille? Lui montrer la dure vérité? Ça lui semblait trop peu profitable.
— Entraine toi et deviens plus fort qu'elle. 
— Plus fort que la vérité? Il se mordit la langue. Non, elle parlait de Shû. S'entraîner pour devenir plus fort que Shû. Il fut saisi d'un court tremblement. Non, il ne voulait pas se battre contre elle et l'emporter. Il aimait Shû. Et elle aussi, l'aimait. Mais voilà, c'était au passé. Ils n'étaient plus des alliés de la même famille. Il était son jouet. Son bête os à mâcher. Certes elle l'avait souvent aidé dans son enfance, ils n'étaient plus des louveteaux.
— Plus fort que Shû ... Shin leva les yeux au ciel, songeur. Il avait appris à se défendre et à chasser avant elle. Alors comment avait-elle fait pour le dépasser en terme d'apprentissages? Elle avait du tricher. Oui, il n'y avait pas d'autres explication possible – pas d'autre explication possible, pour un jeune qui avait du mal à voir plus loin que le bout de sa truffe.
— Comment? Il ignorait pourquoi il lui avait posé cette question. Lathian semblait savoir beaucoup de choses. Et puis, à cause des serres qu'elle avait au flanc, il avait l'impression de la considérer comme une figure d'autorité.