Moving on

Désormais, c'était l'été. On le remarquait aux journées à la chaleur presque insoutenable et de longueur prolongée. Autour de lui, on se réjouissait du beau temps plutôt que d'angoisser sur le manque de proies, et on se ravissait devant la croissance des tous petits (qui venaient remplacer les louvards partis à l'entraînement). Néanmoins, il y avait une petite teinte de crainte ou de nostalgie, une touche indéfinie dans l'air qui marquait la première année passée depuis l'invasion. Pour lui, c'était la deuxième saison qui débutait sans son père ; il avait passé le cinquième de sa vie sans lui, alors. Ce qui était déjà mieux que les trois nouveaux loupiots, qui ne pourraient jamais prétendre avoir connu Chess. Mais ils ne s'en sortaient pas trop mal, dans cette ignorance encore enfantine, qui se traduisait par une bonne humeur quasiment constante.
Lui avait plus de difficulté. Il n'était heureusement pas (encore) le seul, et pouvait un peu partager son fardeau avec Ciaran et Chrono. Quelque part, malgré la distance qu'il y avait toujours eu entre le duo et lui, combiné à celle créée par leur départ imminent, il ne s'était jamais sentit aussi lié à eux. La peine peut rapprocher.

.. Et malgré ça, il n'arrivait pas à imaginer pouvoir partir avec eux.  Il devait donc commencer à entrevoir un futur au sein de cette meute réduite (quoique sa petite grandeur était pour lui toute naturelle). Il volait donc d'un rôle à l'autre, apprenant facilement ceux-ci mais les mettant difficilement en application. La motivation n'aidait nullement, d'une part, et de l'autre, sa capacité physique l'empêchait d'être chasseur (à moins de gros efforts), pouvait devenir dangereuse avec les longues rondes des gardes ou les excursions des éclaireurs. Il n'avait pas de mal à comprendre les principes, mais être toujours en vadrouille dans le désert ne lui disait rien. Le seul rôle restant, et celui pour lequel il avait un prédisposition, c'était celui de guérisseur. Mais ça.. Ce n'était pas son rôle, ça ne pouvait l'être ; c'était celui de Chess, que tonton JD avait reprit par défaut. Et Ciaran avait la motivation de reprendre tout cet héritage. Lui, il en connaissait un peu, comme tous bon enfant de Chess, et un peu plus à cause de sa maladie. Mais il ne se pas plus suivre l'enseignement pour devenir guérisseur, pour en connaître énormément sur les plantes et arriver à soigner des individus. Quoique, en comparaison aux autres rôles, c'était bien ce qui pouvait lui rester.

N'ayant donc aucune idée dans quelle direction bougerait sa vie (pour faire changement), il occupait ses journées en effectuant diverses tâches. Il était allé faire un tour à la caverne aux chauves-souris, moins surchargée maintenant qu'ils avaient la Dry River. Il donné sa première chauve-souris à Lightspark, à l'orée du camp, et avait gardé l'avorton à l'aile brisé pour lui-même. Empruntant le chemin descendant sous terre, Chrysanthos remarqua, après s'être accoutumé à la noirceur, la silhouette beige familière de sa soeur. Et Ciaran, cloîtrée à l'intérieur alors que le jour battait son plein, était incongru (quoique, après la mort de Chess et leur expérience, ils avaient tous changés). Chrys se porta donc à sa rencontre, cachant sa légère inquiétude derrière un doux sourire.

- T'es pas dehors ?

Ciaran eut un mouvement brusque pour se retourner, ne l'ayant visiblement pas entendu venir.
- Salut Chrys! Le salua-t-elle. J'croyais pas te voir ici!
Il eut un discret sourire à la réponse. Ce n'était pas comme si sa présence en ce lieu sombre et retiré tirait de l'ordinaire.
- Et j'ai passée tout le matin au soleil, donc j'ai préféré venir ici un peu.
- Ah, 'kay, fit-il simplement.
Ce n'était peut-être pas relié à sa maladie ; peut-être qu'elle se tempérait en vieillissant, voilà tout. N'empêche, son état psychologique avait été affecté par tout ça.. Il était certain que des séquelles restaient, mais Ciaran ne s'était pas assez ouverte à lui pour qu'il le sache.
- Tu fais quoi toi?
Sa soeur s'étant rapproché de lui, il déposa sa proie au sol, entre eux.
- 'Suis venu manger. T'en veux un peu ?
La chauve-souris était plutôt maigrelette, et ce n'était à la base pas un met particulièrement bon... Mais peut-être que Ciaran avait faim ; et peut-être, aussi, que ses sens buccaux avaient disparus. Ça, il ne le savait pas.
- À moins que tu goûte pas.. ? Tenta-t-il doucement, sans vouloir brusquer une conversation sensible.

Ciaran lui offrit un sourire, pour le rassurer. Mais dans cette famille, les sourires voulaient tout dire, et rien en même temps. Ils cherchaient tous à se cacher, derrière cette expression, et ne point inquiéter les autres. Chrysanthos n'en fut donc pas tellement plus rassuré, surtout connaissant le coeur en or de Ciaran - et donc son altruisme à ne pas vouloir troubler ses proches. Mais, elle était aussi sage, lorsqu'on enlevait sa joie innocente (l'était-elle encore?), alors il pouvait se détendre un peu et la laisser gérer.
- De ne plus goûter ne veux pas dire que je ne dois plus manger tu sais! Le sermonta-t-elle gentiment. J'veux bien en avoir un petit bout.
Elle accepta, bien qu'il ne savait pas si c'était par réelle faim ou pour le faire taire. Comme elle prenait place devant lui, il poussa la chauve-souris du bout du museau, la laissant commencer. De toute façon, avec la grosseur de cette proie, c'était plus un genre de rituel qu'une façon d'assouvir sa faim.
- Et toi? Comment tu va?
- J'ai connu des jours meilleurs, mais j'me débrouille, dit-il avec un sourire en coin.
En fait, il sentait sa maladie grandir en lui. Pas de façon dramatique, écrasante, mais comme il se laissait aller depuis la mort de Chess, la porte lui était ouverte.
- Alors..
Sa poitrine se souleva dans un soupir, malgré son sourire.
- Votre départ est pour bientôt, maintenant que Sal et les autres sont partis ?

Ciaran ne rouspéta plus et accepta sa part, ce après quoi Chrysanthos reprit la chauve-souris pour apaiser son propre estomac. Garder son attention concentré sur sa proie lui permit d'éviter le regard de sa soeur lorsqu'il répondit à la question, bien qu'il capta le mouvement de ses oreilles vers le bas. Il n'aimait pas dédramatiser son état physique, mais n'aimait pas se dévoiler non plus; et dans la famille, ils adoptaient tous ce genre de comportement. Mais Ran ne fit pas de commentaire et répondit plutôt à sa question :
- Ouais, j'crois, j'attend que Chro' donne le signal..
Chrys lui offrit un sourire en coin, se demandant si Chrono lui-même savait quand est-ce qu'il partirait. Certes, le départ de Salama indiquait que leur propre départ serait probablement proche, mais il fallait un coup de motivation pour se décider à réellement partir là, tout de suite.
- Il aurait peut-être besoin d'un coup de patte dans le derrière, pour agir, fit-il avec une pointe d'humour. Mais est-ce que vous êtes décidés sur votre trajet, ou le plan est encore d'aller au pif et voir comment ça va?

- Je ne crois pas que de courir à gauche puis à droite nous mène quelque part... Fit Ran, avec un bon sens qui rassurait Chrys (au moins, Chrono avait un cerveau avec lui ♥) Je crois qu'on devrais viser les grandes meutes. ils doivent avoir de bons guérisseurs pour veiller sur autant de gens. Peut-être qu'ils auront déjà vu des cas semblables...
Chrysanthos acquiesça en arrachant la seconde aile de sa proie, qui se déchirait sans grande résistance sous ses crocs.
- Et j'veux en profiter pour visiter le Nord! Termina sa soeur, son enthousiasme momentanément retrouvé.
- Le Nord ? Mais c'est juste de la neige, que papa di-sait. Tu vas mourir de froid !
Non seulement les températures extrêmes avaient la capacité de les tuer, mais aussi Ciaran n'en ressentirait rien : si déjà le Désert, qu'elle connaissait depuis son enfance, était désormais dangereux, le Nord serait suicidaire. Et puis, bien que lui-même adorait le froid (qui lui pesait beaucoup moins que la chaleur), l'idée d'aller dans une contrée aussi glaciale et inhospitalière le faisait frissonner. Il se demandait ce qui l'attirait autant, outre le fait que ce soit la contrée natale de leur père, et que c'était une température complètement opposée à la leur. Le Grand Nord ne lui semblait pas particulièrement charmant, ou du moins, pas en comparaison avec un autre territoire bien plus près.
- Et vous allez passer par Inaria ?
Les yeux du louvard se dilatèrent légèrement, sous l'excitation. Si Sunshine ne parlait pas beaucoup de son passé (et Chess non plus, d'ailleurs), leur père leur avait souvent mentionné cette gigantesque forêt, l'abondance de gibiers, et surtout leur aïeul qui s'y trouvait. Chrysanthos, à l'exemple de ses frères et soeurs, avait développé l'idée fantaisiste de s'y rendre, un jour.

- Allez Chrys! Comment peux-tu savoir ce qu'on peu y trouver si t'y es jamais allé!
Sa soeur avait répliqué en pinçant sa langue entre ses crocs; lui fit la moue, grinçant des dents. Il n'était jamais allé à Alteron non plus, et n'en voyait pas franchement l'intérêt.
- Et Puis Chro sera là! Tu sais bien qu'il ne me laissera pas mourir de froid! Ah-ah!
Chrysanthos haussa ses sourcils un instant, puis roula des yeux :
- Ah, c'est sûr que si Cap'taine-bonnes-idées est avec toi, tout va bien aller.
L'ironie était là, et il en voulait encore un peu à Chrono pour son idée stupide de réanimer un cadavre, mais la phrase avait été lancé de bon coeur, comme une plaisanterie. Il ne souhaitait pas se chamailler avec sa soeur, certainement pas après les épreuves qu'ils avaient traversés et juste avant leur départ. Mais Ciaran restait de bon coeur et ajouta avec énergie, lorsqu'il mentionna Inaria :
- Bien sur! Qu'est-ce que tu crois! Je veux tout visiter... Mais les recherches d'abord!
- Alors, ce sera Inaria d'abord, puisque c'est gigantesque !
Au moins, elle avait l'esprit logique; et de toute façon, il fallait passer par Inaria avant d'atteindre le Grand Nord.
- Et ensuite, vous irez au Clan, pour voir Sal et les guérisseurs Deux-Pattes.. ?
Il demanda, autant par curiosité que pour tenter de suivre le trajet de sa portée... Advenant qu'il aurait besoin de le savoir.

- Eh, j'sais pas. J'suis pas convaincue qu'on pourra suivre un chemin tracé d'avance.
Les babines de Chrys eurent une moue ; elle avait raison, surtout alors qu'ils n'avaient aucune idée de ce qu'ils découvriraient en route et ce que cela signifieraient pour eux. N'empêche, pour lui cela n'avait rien de rassurant, autant parce que ce n'était pas sécurité que parce qu'il n'avait pas moyen de les recontacter.
- On essaiera je crois... Ajouta Ciaran, pensive. Il faudrait se préparer contre les imprévus...
Commençait-elle à douter de leur voyage ? Malgré son enthousiasme naturel (qui en avait pris un coup depuis leur expérience), il savait que sa soeur ne faisait pas que foncer tête baisser dans les situations nouvelles. Chrysanthos leva donc un sourire en coin, un peu teinté de tristesse, mais désirant être réconfortant :
- Plus sérieusement, j'suis sûr que vous arriverez à vous débrouiller.

- On fera de notre mieux. Lui répondit-elle, amenant un discret sourire sur le visage de son frère. ... Dis Chrys?
- Mh ?
- Est-ce que tu nous en veux de partir?
La tête de Ran était abaissée, comme si elle s'en voulait de soulever la question - ou qu'elle craignant la réponse. Chrysanthos leva un lourd soupir, ne souhaitant pas y répondre. Mais il prit quelques secondes d'arrêt, pour y réfléchir, et pour songer à ce que sa réponse pouvait représenter pour Chro et Ran. À quel point cela serait l'une de leurs dernières conversations avant leur départ, et ainsi que tout négatif en ressortant demeurerait pour longtemps encore. Chrys mesura donc ses paroles, sans embellir ni mentir, mais en mettant l'amertume pour une fois de côté.
- Non. Vous en avez besoin; physiquement et mentalement. C'est pas comme si j'avais pas l'occasion de partir avec vous. Mais c'est pas pour moi. Alors que vous... C'est comme votre destinée, ou une connerie du genre, fit-il en articulant son poignet, faisant des moulins dans le vide.
Mais il sourit à sa soeur, réellement, désirant qu'elle prenne son commentaire comme une plaisanterie et non une moquerie.

Ciaran détourna brièvement les yeux et Chrysanthos se pinça pareillement les babines.
- J'aurais quand même préféré qu'on ai pas à se séparer. Bah, pas maintenant quoi.
Le mâle eut un bas grommellement, mélangeant le soupir à l'irritation du "arrête de t'inquiéter" et de la compréhension.
- T'es certain que tout ira bien ici?
Il dégagea d'un souffle son visage des quelques mèches qui lui entravaient le regard, pour lever les yeux au ciel.
- C'est pas moi qui va aller braver le monde sans savoir où je vais, dans quoi je me jette, et avec des capacités diminuées, hein.
Il garda son air sérieux pour un instant, puis lui tira la langue, se faisant plus niais qu'il ne l'était. Mais il savait les questions de Ciaran légitimes, non seulement à cause de la précédente Occupation, mais aussi parce que c'était encore une place psychologiquement douloureuse pour tous les membres de la famille.
- Faut pas t'en faire pour nous tenta-t-il de la rassurer à nouveau, et puis, y'a tonton JD qui pourra épauler m'man.

- M'kay... Marmonna Ciaran.
Finalement, ses inquiétudes se tarirent et elle s'avança pour le serrer contre lui. La tradition de ce genre de contact restait, malgré l'incapacité de Ciaran à ressentir. Chrysanthos enlaça donc sa soeur à son tour, un peu plus sentimental qu'il aurait cru être.
- Merci Chrys, fit Cia alors qu'ils se séparaient.
D'avoir accepté leur départ ? De ne pas avoir semblé trop amer ? Bien qu'il eut le coeur lourd, Chrys leva un sourire désirant réellement que sa soeur soit heureuse - et donc, qu'elle parte, si c'était la condition à son bonheur.
- Et maintenant que t'as la bénédiction de ton petit frère, qu'est-ce que tu vas faire ?

- Attendre que Capitaine-bonnes-idées soit prêt et/ou aller bouger sa carcasse j'imagine.
Chrysanthos pouffa de bonne foi, la répartie tombant à point.
- J'crois que ça se passera bien.
- Mhhmhh, acquiesça-t-il.
À ses côtés, Ciaran prit une bouchée de la chauve-souris, que Chrys avait entre temps oublié, et regarda vers l'extérieur. Suivant son signal, le mâle englouti les quelques restes (ce qui n'était pas énorme) et se releva.
- Bon, j'vais essayer de trouver Chro, peut-être que lui aussi a besoin d'être rassuré.