Balade princière! [Terminé]

An 5, début de l'été.

Il avait été retardé dans son départ par l'arrivée soudaine d'un petit louveteau qui s'était égarée. De bonne âme, JD lui avait proposé de l'accompagner pour l'aider à regagner les petites terres de sa famille. Malheureusement, la petite ne savait ni où sa famille se trouvait, ni quel chemin emprunter afin de s'y rendre. Le verger était séparé en deux sections, par une longue rivière qui s'écoulait. JD avait l'habitude, à chaque printemps, d'occuper la section avoisinant le champ de geysers, évitant de se tenir près de la section avoisinant les terres d'Inaria. C'était une solution aisée: ainsi il s'évitait de malencontreuses rencontres avec des loups de la forêt qui auraient gardé une certaine rancune, pourquoi pas, envers les anciens gardes d'élite. Malgré son détachement quant à ce titre, il était bien difficile pour JD de ne pas se faire étiqueté ainsi, lui qui arborait fièrement trois tatouages orangés sous chaque oeil. Difficile de ne pas les remarquer, d'ailleurs...

Ainsi, après avoir raccompagné Esméralda au chemin qui la mènerait certainement chez elle, JD avait décidé de franchir de nouveau la rivière pour se préparer à son long voyage. Comme il était un peu épuisé, il en avait profité pour rattraper quelques heures de sommeil réparateur bien mérité, à l'ombre d'un arbre à cerisier. Si tant était son confort qu'il n'eut pas vu le temps passer: le soleil atteignait déjà le deuxième cadran, s’immisçant entre les branches et le léger feuillage de son arbre, pour e baigner d'une douce lumière chaleureuse. JD dressa ses oreilles, leva sa tête, papillonna des yeux pour s'habituer aux nouveaux contrastes, et coupa son souffle.

Bonté divine, il était déjà si tard ! Un peu en catastrophe, il s'empressa de s'appuyer sur l'un de ses antérieurs, se hissant sur quatre pattes pataudes, cherchant à motiver son corps engourdi d'un coup de tête. Il parvint maladroitement à sprinter sur un galop serré, tanguant un peu sur le côté. Lorsqu'il recouvrit son équilibre, JD huma l'air, comme par réflexe. L'odeur des animaux habitant normalement le verger se firent dominer par une odeur qu'il avait rarement croisée. Il s'agissait de l'effluve d'un cerf dominant, probablement en rut, à en juger par les nuances fortes qui en émanait. JD voulut détaler de l'autre chemin, mais il ne voulait pas se risquer de croiser un loup d'Inaria de l'autre côté. Mince: pas le choix, ce chemin était le seul menant aux geysers. Il se replia un peu sur ses pattes en tentant de s'esquiver en douce, en vain: dos au vent, les naseaux de l'ongulé semblaient déjà l'avoir repéré.

- Assez! Il suffit!
JD abaissa ses oreilles, se redressant un peu plus, cherchant à se dévoiler à l'herbivore. La queue basse, droite, manifestant sa passivité, JD s'éloigna des bosquets, posant ses yeux dorés dans ceux de l'immense créature.
- N'ayez crainte, je ne suis que de passage. Mon but n'est pas de vous importuner, il lui répondit, laconique. Il inclina légèrement sa tête vers le bas, signe qu'il ne lui voulait aucun mal. Dans sa jeunesse, JD avait apprit à effacer complètement son désir de la chasse. Il ne tuait que pour se subsister - encore heureux, adolescent, il avait tenté de devenir lui-même herbivore! ( à maigres succès... ) À ses yeux, ce cerf avait lui aussi le droit de profiter du verger comme bon lui semblait. C'est d'ailleurs grâce à cette perspective qu'il arrivait à converser avec les autres individus d'espèces variées. Même Wornheart n'aurait pas daigné aligner quelques mots face à une proie de choix telle que Thunder.

JD espérait sincèrement que ce mâle effarouché lui céderait la place. Plus vite il le ferait, plus vite il pourrait regagner l'Oasis - non sans oublier de traverser le désert et les terres arides dans le même chemin. Il avait prit assez de retard comme ça, nom de nom ! Malheureusement, l'état psychologique du cerf semblait si agité que toute discussion diplomatique était aussitôt à proscrire.

- Alors c'est raté! cingla l'autre en braquant vers lui l'immensité de ses imposants bois. Ne crois pas que j'ai peur! J'ai besoin de repos mais toi et tes congénères, vous êtes sans cesse sur mon chemin...

Un peu décontenancé par de telles accusations, JD fureta les alentours, par réflexe. Ses " congénères " ? Il était pourtant bien seul! Peu de loups arpentaient le territoire du verger rose, surtout en cette saison, et surtout, dans cette section ! Parfois quelques chasseurs d'Inaria devaient s'éloigner de leur forêt, et par mégarde se retrouver de l'autre côté, mais jamais de celui-ci ! La nervosité, voire même l'insolence du cervidé était néanmoins compréhensible: un prédateur s'adressait rarement à ses proies, sinon par ruse. Le cerf manifesta sa méfiance en trépidant sur place, jetant des regards successifs aux alentours, à la recherche d'un autre loup qui aurait fait parti du guêt apens. Si guêt apens il y avait.
- De passage n'est-ce pas... Tu es seul? Je l'espère, autant dans ton intérêt que dans le mien... Je me demande ce qui me retient...
- ...
Ce dernier murmure fit abaisser les oreilles du loup, qui préférait jouer la carte de la prudence. Il voulu s'asseoir pour montrer au cerf qu'il était bien pacifiste et qu'il ne cherchait pas les hostilités, mais la perspective dans laquelle il se retrouverait sans défense face à cet ongulé ne lui plaisait guère. Il n'avait pas vraiment envie de se faire catapulter du sol par ces immenses bois au sommet de la tête de cet ongulé. Un faux mouvement et l'autre se précipiterait sur lui en tentant de lui briser les côtes. Disons qu'après un séjour déjà mouvementé au verger ( à aider le louveteau perdu, à protéger Cassiel d'un chacal zélé ... ), JD ne souhaitait pas vraiment s'attirer plus d'ennuis.
- Tu restes à distance! Vous, vous êtes rarement seuls...
Les oreilles dans le cran, JD sourcilla.
- Loin de moi l'envie de vous manquer de respect, Cervus elaphus, mais je n'ai pas bougé depuis le début. Il constata que sa propre posture était tendue et écartée, ce-pourquoi il rapprocha ses pattes l'une de l'autre, se tenant droitement, la tête dressée. De la patience, il en avait à en revendre. De toute manière, qu'il parte maintenant ou dans un autre cadran, son trajet dans le désert serait tout aussi glacial.
- Je désire simplement passer mon chemin, sans faire d'histoires. Il étira un peu le cou, sourcillant, un air réprobateur.
- Vous croyez que j'aurais prit la peine de m'adresser à vous si j'avais eu l'intention de vous chasser? Soyez sérieux.
JD affûta son regard.
- Inutile de vous rappeler que vous ne me dites aussi rien qui vaille.
Il désigna de la truffe les bois présentés devant lui.

Le cerf ne put s'empêcher d'éclater de rire devant la répartie du loup. Décidément, il semblait bien surpris à l'idée qu'un carnassier ne s'adresse à lui avec autant de calme! La rencontre entre un loup et un cerf se soldait habituellement par une chasse effrénée, dans laquelle le loup essoufflait sa proie en la faisant courir pendant des heures. Mais à force de vivre dans le désert et dans le verger, JD avait appris à modérer ses chasses, et surtout, à ne pas s’essouffler lui-même à chasser plus grand que lui. Un cerf suffisait à faire subsister une meute, mais un solitaire n'avait pas besoin d'autant.
- Admettons... concéda l'ongulé et relevant la tête, ce qui eut bon de rasséréner le canidé en face. Venant de la part d'un prédateur avec crocs et griffes, c'est plutôt singulier! Ce fut au tour de JD d'éclater de rire devant la répartie du cerf.
- Ha-ha-ah, il fit, visiblement de meilleure foi. Il rouvrit les yeux, sourcillant, gentiment réprobateur: Croyez-moi, ce n'est pas la première fois qu'on m'en fait mention!... il lança, soulagé de se savoir un peu plus en sécurité qu'il n'y avait de cela quelques secondes. Comme il s'était senti défaillir - malgré sa position soutenue, il était tout de même resté tendu, en préparation à une éventuelle attaque - JD laissa mollement retomber son arrière train sur le sol, poussant un court soupir. Le cerf aussi semblait visiblement de meilleure humeur:
- Bien! Je prends le risque, si tu veux partir et bien, part! Je vais faire de même...
La tête basse, le loup fit mine de se relever, sur des pattes encore fébriles. Il s'ébroua de long en large afin de reprendre du poil de la bête.
- Cependant, une petite question: aucune meute ne contrôle cette terre?
- Le verger rose est une terre de Paix: aucune meute n'a cherché à la dominer depuis. Seule une famille s'est installée de l'autre côté de la rivière. Je ne crois pas qu'elle a cherché à agrandir son territoire...
Il eut un air pensif, sourcillant.
- Évidemment, je peux me tromper.
Il trépida sur place, cherchant à sortir son corps de sa torpeur, puis, en se redressant, les oreilles bien droites:
- Comme je n'y viens qu'à chaque printemps, j'ignore ce qui s'y passe pendant les autres saisons.

- Je ne pensais pas avoir à dire cela un jour mais... Merci pour cette réponse...
JD ne dit rien, se contentant d'humblement abaisser la tête. Il était vrai qu'il s'était senti indigné devant tant d'accusations et de préconceptions à son sujet, mais il avait vite laissé tomber l'affaire: lui comme ce cerf étaient tout en droit de se sentir inconfortable dans une telle situation. Et quelle situation! JD se rappelait des heures, voire même des jours qu'il avait passé à traquer des mouflons, pendant son exode au Grand Nord. Il les traquait non pas pour les manger, mais pour apprendre à sautiller comme eux, pour se calquer à leurs allures. Louveteau, lorsque la garde d'élite faisait encore partie d'Inaria, JD se rappelait avoir pourchassé quelques cerfs en cherchant à comprendre comment ils couraient. Pourquoi se limiter au seul animal qu'il était - le loup - alors qu'il y avait une myriade d'organismes tout aussi intéressants les uns que les autres ? Le cerf fit mine toutefois de mettre un point au clair:

- Je ne suis pas dupe... Je suis conscient que notre prochaine rencontre éventuelle pourrait se dérouler dans des conditions bien différentes...
L'idée de devoir pourchasser ce pauvre animal jusqu'à l’abandon fit frémir JD. C'était une possibilité à envisager, en effet...
- Toutefois, repris l'autre, même si cela ne changera rien, je tiens à ce que tu connaisses mon nom. Je m'appelle Thunder, humble protecteur pour quelques-uns de mes congénères!
Quel... honneur. Ce cerf, il y a de ça quelques minutes si agité, venait de lui offrir son nom, signe d'une toute petite poussière de confiance. Un peu abasourdi par la chose, JD releva sa tête, contemplant le somptueux ongulé sous ses yeux. Il avait l'habitude de côtoyer les autres anciens gardes d'élite, qui étaient nettement plus grand que lui, mais ce Thunder était gigantesque ! Il était gracile et droit, au port de tête altier et possédant deux bois aux ramures fortes. JD secoua sa tête, se remettant de sa stupeur. Il jugea bon de lui rendre la pareille.
- Je suis JD, simple Voyageur. La meute où réside ma famille se trouve dans une Oasis au milieu d'un désert impitoyable.
Il toussota, abaissant les oreilles, un peu gêné.
- Je dois avouer que c'est la toute première fois que je rencontre un cerf depuis ma jeunesse!... C'est un honneur de connaître votre nom, Monsieur Thunder.
Il fit une petite révérence, puis, se mit en route s'avançant dans un petit trot sautillant, écho à celui des renards.
- Puissent nos routes se croiser de nouveau, et dans de meilleures circonstances, lui dit le vagabond sur un dernier sourire. Il abaissa de nouveau sa tête dans un signe courtois, puis, d'un mouvement d'épaule, motiva ses pattes à suivre le rythme. Le Voyage serait long, mais il serait sans doute constellé de nouvelles rencontres, de nouvelles anecdotes à raconter à ses petits-enfants.